Vincent Caradec, mon directeur de thèse, m’avait prévenue au début de l’année : « Au cours d’une recherche, parfois les choses deviennent plus denses, de nouvelles questions se posent. On est à un carrefour. Vous allez le sentir, quand cela arrivera. Et nous nous verrons pour en parler. » Il avait tellement raison…
Depuis le début de ma recherche sur les parcours de vie des directeurs et directrices d’Ehpad, j’ai connu deux ou trois moments où je sentais que je tenais quelque chose. Tenir quelque chose, c’est plus souvent tourner autour de quelque chose. Ce que l’on sent, c’est un parfum de promesse, qui pousse à s’approcher, encore, encore un peu.
Changement de direction
Mais dernièrement, c’était plus fort qu’un parfum, plus fort qu’une promesse. Après avoir beaucoup mélangé, séparé, assemblé, bousculé les pièces de mon travail, j’ai senti soudain que quelque chose basculait. Plus précisément, j’ai senti que quelque chose « avait basculé ». Au lieu de revenir sans cesse à mon point de départ, celui qui figurait dans mon projet de thèse, j’étais maintenant tournée vers le point d’arrivée. Guidée par ce que je commençais de trouver, je savais dans quelle direction continuer.
On peut appeler ça une bifurcation, ou un turning point. Un principe du turning point, c’est qu’on ne peut plus revenir en arrière. Un autre principe, c’est que cela amène à réorganiser largement autour de lui.
Qu’est-ce que ça change ?
D’abord, alors que juste avant ça travaillait et ça me travaillait, même dans mes rêves où je voyais mon directeur me dire « Allez encore un peu plus loin ! », après cette bascule j’ai soudain ressenti une grande détente et une assurance que je ne me connaissais pas. J’avais une vision claire de la suite. Et cela se poursuit depuis : j’ai l’impression que je peux réécrire tout ce qui a précédé, avec d’autres mots, une autre intention. Et je vois vers quoi orienter mon enquête, mes analyse, aussi bien que mes lectures.
Je ne saurai pas ce qui a entrainé cette bascule, mais plusieurs choses l’ont précédée, en plus des essentielles lectures qui tirent et poussent vers des sentiers inexplorés.
Ce qui a précédé
Je repense d’abord à des discussions. L’une avec Manon qui me disait « L’important, c’est de trouver quel est le problème. », à la manière dont Martha Boeglin répète sur tous les tons l’importance de formuler des questions. Une autre discussion avec Manon et Manon, mes doctorantes alter ego, a également ressemblé à un « Vas-y ! », quand j’ai eu l’intuition de l’avoir trouvé mon problème, et qu’elles étaient d’accord. Parfois, la discussion n’a eu lieu qu’en pensée : quand je me suis demandé ce que me dirait telle ou telle personne du groupe participatif, ces interlocuteurs qui ne s’en laissent pas conter.
Des « essais de chants » (Guillevic)
Je pense aussi à ces dizaines de bouts d’écrits, de cartes mentales et de schémas, juste sur un point ou un autre, sur une transition pour voir si elle tenait. Des « essais de chants », dirait le poète Guillevic.
Une autre chose, c’est Vincent Caradec, mon directeur de thèse, qui me l’a mise sous les yeux : « C’est un bon moment de la recherche quand, des entretiens et du terrain, arrive ce qui nous manquait et nous permet de lâcher notre point de départ. »
Et puis je vais citer aussi une vidéo de Nicolas commençant par la différence théorique entre problème et problématique, jusqu’à suggérer de construire ce qui étonnamment pour moi s’est mis à ressembler à un plan de thèse.
Pour terminer, je vois l’importance qu’ont eu des moments de présentation à d’autres, en quelques minutes à l’ILVV qui m’a permis de tester ma brique de base, en une heure en séminaire Ages de la vie au laboratoire CeRIES, en interdisciplinarité avec Amélie et Julien de notre groupe RIRE. A chaque fois je rapportais une amélioration, une référence, une alternative. Non, on ne cherche ni ne trouve tout seul. Il faut toute une communauté.
Et maintenant ?
Je suis pressée de m’y remettre, de tout reprendre, de rédiger ce qui est pour le moment condensé en un schéma, un tableau. Pressée aussi de soumettre tout cela au jugement des membres de mon groupe participatif de directeurs et directrices d’Ehpad, pour savoir s’ils et elles se reconnaissent dans mes premières trouvailles. Mais je sais aussi par expérience que c’est nécessaire de ne pas aller trop vite. C’est le fameux théorème du jus de pommes : quand on l’a remué un bon coup, que toute la pulpe est en suspension, la seule chose à faire est d’attendre que le jus de pommes redevienne limpide. C’est le meilleur moment pour écrire.
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