L’écriture professionnelle (4/4) : adresser, ou les plumes de pensée

A la fin ou en cours d’écriture, adresser prend plusieurs visages, prend plusieurs usages.

Une manière de communiquer
Communiquer, c’est d’abord faire part, donner donc, dans un seul sens. Et s’agissant de ce que l’on a écrit, c’est aussi s’en séparer, pour arrêter la réflexion et ne plus y être englué, au moins temporairement.
Mais c’est aussi créer une relation avec celui qui reçoit. Quand il s’agit de le faire avec l’ami, c’est en toute sécurité. Parfois le risque est plus grand, quand on publie, transmet à un cercle plus grand, plus lointain. C’est le jeu de l’écrit : on ne sait évidemment pas comment il sera reçu. Tchouang Tseu dit qu’il faut être capable de jouer sans savoir ce que l’on a à perdre, pour jouer vraiment. Ou que si l’on marche sur un filet au-dessus du vide alors l’essentiel sera de ne pas regarder le précipice mais de se concentrer sur son pas. Je me suis parfois retrouvée dans l’impossibilité d’écrire, ne me sentant pas à la hauteur de qui me lirait. Si on prend le risque de partager, alors c’est que le moment est venu de faire mentir Jules Renard pour qui « Écrire, c’est parler sans être interrompu. » Adresser, c’est vouloir être interrompu. C’est être prêt à recevoir la réaction si elle arrive. J’aime bien la publication confidentielle sur ce blog, qui tient du montré-caché. J’ai aussi tenu de longues correspondances qui ont précédé ou suivi des amitiés profondes. On ne fouille pas les profondeurs sans qu’il ne reste des traces entre deux interlocuteurs.

En pensée
Mais il est une autre manière d’adresser : adresser en pensée, sans besoin d’envoyer. Adresser en pensée, c’est se tourner vers un interlocuteur intérieur et lui confier son raisonnement en construction, pour que la réflexion se tienne plus droite, qu’elle ose aller plus loin, avec plus d’exigence, d’ambition. La personne à qui j’adresse ne peut pas être n’importe qui. C’est une personne légitime et importante à mes yeux. Ce peut être l’aimé ou l’ami, un ou une collègue, ou un ou une supérieure. Ces interlocuteurs intérieurs ont en commun d’avoir pris le temps de me lire parfois quand je me posais des questions, quand je cherchais, et de me répondre, même rapidement, en m’encourageant à poursuivre. Je ne les ai jamais surpris à ne pas être eux-mêmes honnêtes et cohérents autant qu’il était possible, en paroles et en actes. Ils ne m’ont pas dit ce qu’il fallait que je fasse, mais m’ont poussée à chercher, à avancer encore, m’ont réconfortée quand j’ai pris des risques et que j’ai échoué. J’ai souvent recherché leur avis parce que je connais, reconnais, leur intelligence et les pense plus en avant que moi sur un chemin qui n’a pas besoin d’aller quelque part. Ce sont mes plumes de pensée : quand j’écris, c’est vers une de ces personnes que mon intention se tourne et que ma réflexion ose s’aventurer où elle n’est jamais allée. Qu’elle se met à voler en me permettant d’oublier que je pourrais ne pas être faite pour cela, ne pas être digne de cela, ne pas être assez cultivée pour cela. Tenant cette plume dans la main, ma pensée cherche tranquillement les mots.

J’ai eu la chance d’être interrompue, la chance aussi de ne pas l’être parfois, lorsqu’il s’agissait de me laisser aller au bout de moi-même, de m’y pousser même. Ce sont ces visages et ces voix qui m’ont permis de cultiver les mots de l’écrit, et ses clés pour atteindre des mondes inaccessibles, pressentir l’inconnu, pour modeler l’inaccepté et le rendre familier.