Il s’appelle Nicolas. Il a ouvert son salon il y a trente-cinq ans et cela fait trente-cinq ans que je vais régulièrement lui confier mes cheveux.
Longs, courts, dégradés, c’est lui qui sait. Même depuis que j’habite à 600km de chez lui, Nicolas, c’est toujours mon coiffeur. Retourner chez lui, c’est un rendez-vous régulier avec mon passé pour ne pas le perdre de vue et aussi l’occasion de remettre à jour avec Nicolas nos carnets de vie. C’est chez lui que j’ai des nouvelles de mes anciens élèves. Martin qui m’en a tant fait voir lorsque j’étais prof d’éducation musicale est devenu trader, quelle histoire. Mélanie est partie en Angleterre. Notre protégé commun, c’est Yohan, il a été mon élève, puis l’apprenti de Nicolas. Yohan vient d’acheter un salon chic en ville, avec cinq personnes dans son équipe et il est devenu papa. Ça nous réjouit.
Voir grandir, savoir vieillir
Dans le salon de Nicolas, des enfants aux grands-parents, paysans, vendeuses ou architectes, la moitié de la petite ville est aussi venue pendant trente-cinq ans y déposer sa tête. On y croise ses mèches en alu avec la cape noire de la voisine, on fait comme si c’était normal les cheveux goudron dressés sur nos têtes. On prend des nouvelles des enfants. Ça grandit. Et ta maman, comment ça va ?
On y vient une semaine avant de se marier, pour tester sa coiffure. Il est de quelle couleur le bouquet ? Et puis c’est avant l’oral d’un concours que l’on passe, puis avant la communion du gamin. Après un divorce, on vient chez Nicolas pour se refaire une tête : il est fort en nouvelles têtes, on dirait qu’il voit le dedans des âmes en métamorphose. Et puis on lui apporte ses premiers cheveux blancs, qu’on ne peut pas laisser comme ça parce que ça serait se laisser aller. Et puis on lui apporte les suivants, qu’on décide de laisser blanchir, parce que savoir vieillir, c’est du savoir vivre. A chaque étape, Nicolas est encore là, même, surtout, lorsque la maladie, le grand âge renversent tout sur leur passage. Se sentir belle encore, se sentir debout encore. Il adoucit les passages, parce que Nicolas n’est pas qu’un coiffeur, c’est un passeur aussi, tout en discrétion du regard, en sensibilité des mots et en intelligence des mains.
Dans le fauteuil de Nicolas, chacun pose sa tête, mais aussi ses soucis, ses joies et ses envies. Parfois quand on vient, on a une idée de derrière, un truc qui travaille, qu’on pourra dire ou taire, mine de rien. Nicolas, c’est une grande oreille, à silence comme à confidences, son fauteuil ressemble à un divan qui en entend beaucoup mais ne garde rien pour lui. Tout partira avec les cheveux coupés, dans la valse du balai. Et chacun s’en ira, léger, frais et mistifrisé.
Côté scène
Mais Nicolas n’est pas qu’un coiffeur, n’est pas qu’un passeur, c’est un acteur aussi. Trois week-ends par an, avec sa petite troupe, pour certains, des amis de trente ans, il fait rire les gens. Exubérant côté scène autant qu’il est retenu côté cour, Nicolas devient André le magnifique, Jacques le tyrannique ou Pierre le ridicule. Méconnaissable jusqu’au tombé de rideau, il a le goût du petit personnage, tragique et dérisoire, celui dont on se moque au début mais qu’on admire à la fin. Le théâtre, ça a l’air d’être son salon à lui, il y donne et reçoit, il s’y transforme et s’y essaie, s’y offre et s’y récupère. Avec la même confiance dans le public que celle que ses clients ont en lui. Parce que coiffeur, passeur ou acteur, Nicolas a un secret que tout le monde connait : il aime les gens. Et cela, ça lui permet de les coiffer autant que de les faire rire.
Prêter soin
Coiffer, écouter, embellir, regarder, faire rire, c’est toujours de l’attention et du soin que l’on porte à l’autre, estimant que tout autre, quel qu’il soit, peut le recevoir et en retirer un bienfait. Alain de Broca, neuropédiatre et philosophe, écrit dans « L’éthique du soin(1) » que le soin repose sur cinq piliers : l’acte, la rencontre, le langage, la contemplation et la confiance. Alain de Broca l’illustre par des situations médicales quotidiennes, au long des années, lors desquelles il est nécessaire de rester dans l’accueil et la vigilance en permanence. C’est bien du soin au quotidien aussi que je devine derrière les 35 ans du salon de coiffure de Nicolas. L’acte de coiffer demande certes de la technique dans le geste, un œil éduqué par l’expérience, le sens de l’esthétique. Mais cela ne suffit pas à faire un coiffeur qui prête soin, comme on prête attention. Il faut aussi installer et entretenir les conditions de la rencontre, de la confiance, propices au langage, présent dans le dialogue qui s’interrompt et reprend sur le fauteuil. Si ce dialogue avec Nicolas porte souvent sur de l’ordinaire et contribue à nourrir la relation, d’autres fois ce sont les cassures des parcours, la peur de vieillir, la maladie ou la mort d’un proche que le dialogue expose. Pour exposer auprès de quelqu’un ces préoccupations profondes il faut que ce quelqu’un soit capable d’une présence en distance, avec les autres et avec lui-même. Et la distance d’avec soi-même, elle se manifeste notamment lorsqu’on sait se montrer tout en ridicule et en faiblesses, sur une scène où l’on se joue de soi.
(1) Éditions Vuilbert