Savez-vous planter les choux ?

Article publié en 2007 dans les Cahiers pédagogiques.

Dans le métier de professeure d’éducation musicale, j’ai aimé décrire les moments de partages avec les élèves. J’ai aimé les penser aussi, pour tenter de voir un peu plus loin.

La culture humaniste, cela commence peut-être par ces trésors que sont comptines et chansons de notre enfance, de famille, d’école ou des deux. Si Peau d’âne m’était compté, si la claire fontaine m’était chantée… Au cœur peut-être de la mission de passeur culturel de l’enseignant.

« Bon, nous allons maintenant passer à autre chose. » Soulèvement général de la classe dans un grand « Oh non ! ». Je crois bien que c’est la première fois depuis que j’enseigne, que je provoque pareille hostilité en changeant d’activité. Ce que j’ai interrompu de si attrayant ? J’ose à peine l’avouer… Nous étions en train de chanter « Savez-vous planter les choux ? »…

La semaine précédente j’avais demandé aux élèves de cette 5e de faire une liste de comptines et chansons populaires connues pour en retirer différentes sortes de paroles : celles qui ont un sens, celles qui sont dans une langue autre que le français et celles qui ne veulent rien dire, comme le « o lon la ladiguetra » de notre chanson bretonne du moment. S’appuyer sur une culture partagée par tous pour en extraire des éléments d’apprentissages mélodiques, rythmiques, ou langagiers, c’est pratique. Soit on construit auparavant ce commun, et c’est tout l’enseignement qui vise à cela, soit on trouve une intersection commune entre l’ensemble « musique des élèves » et l’ensemble « musique de l’enseignant ». C’est ainsi que mes vingt élèves de 5e et moi nous sommes mis à répertorier des comptines et chansons populaires pour voir s’il s’en trouvait certaines superposées dans nos ensembles…
C’est le grand Mickaël qui a commencé : « Au clair de la luuuune ». Au troisième mot, toute la classe l’avait rejoint. Porté par le clavier et les voix fringantes, Pierrot avait fière allure, pour un vieillard sans âge. Peu d’élèves se souvenaient des paroles jusqu’au bout mais chacun y allait au moins de son la la la. Mohammed a pris la suite : « Une souris verte… », avec le même succès. On découvrit deux fins à la pauvre petite bête, effet de la transmission orale. Puis Emilie lança : « Fais dodo, Colas mon p’tit frère ». Imaginerait-on vingt pré-ados de treize ans et leur prof de musique de trois fois cet âge se retrouver à jubiler à l’unisson en chantant très haut « papa est en bas qui fait du chocolat ! » ? Car nous jubilions de ce grand étonnement de tous connaître cela sans trop savoir d’où nous le tenions. Moi la première. Et Emilie continua : « Il court il court le furet… » Il est passé par ici. Il repassera par là.
Ce jour-là, j’ai longtemps contenu les élèves aux yeux pétillants que les souvenirs rendaient de plus en plus loquaces. « Oui, je sais, cela donne envie de raconter qui, comment et où, mais chut, on continue… ». Jusqu’au moment où Pierre s’est mis à chanter « Bateau sur l’eau… ». Et patatras, je me suis revue berçant mes enfants, j’ai souri au « plouf ! » qui les faisait hurler de rire en tombant pour de faux. Là, à mon tour, n’y tenant plus et usant outrageusement de mes privilèges, j’ai raconté cet épisode familial aux élèves. Et les ai laissés faire de même avec leurs voisins…

Pas à la fête
La chaleur devenait palpable dans la classe, sous ces mélodies remontant toutes seules comme des bonnes surprises qu’on avait oublié porter en soi. « A la claire fontaine, m’en allant promener… ». C’est alors que j’ai aperçu Aïcha en retrait, Kévin pour qui la fête se jouait sans lui et Jérôme au regard vaguement humilié. La claire fontaine vous revient à condition de l’avoir entendue un jour. On accepte assez bien de ne pas savoir ce que beaucoup ignorent. Mais pas ce qui semble échapper à nous seul. Aïcha, Kévin et Jérôme n’avaient que deux ou trois titres sur leur cahier pendant que Murielle et David se préparaient à tourner la page. Je crois bien qu’au fil des années ces petites comptines se taisent plus souvent. « Do ré mi fa sol la si do Gratte-moi la puce que j’ai dans l’dos » qui permettait à tous d’assurer au moins l’ordre des notes n’éveille généralement plus grand chose. Il m’a fallu le remplacer par un méchant exercice ad hoc… L’inégalité des chances, ça commence peut-être déjà là, dans l’eau de la claire fontaine où l’on n’aura pas le loisir de se refléter parce que personne ne vous aura câliné en vous le fredonnant, ou parce que l’école lui aura préféré une chanson à la mode plus vendeuse. Et pourtant, A la claire fontaine, écoutez-les ces petits cailloux qui tintent à l’oreille de notre mémoire : j’ai trouvé l’eau si belle, hors du temps, il y a longtemps que je t’aime, doux comme ce qui ne passe pas. Jamais je ne t’oublierai.

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