Prendre le pli (du travail)

C’est à Marie-Hélène Lafon, écrivaine et fille d’agriculteurs, que je reprends cette expression et l’idée de « prendre le pli du travail », analogie du coup de fer que l’on donne à un tissu, qui en restera marqué. Dans son monde agricole, les enfants devaient « donner la main » aux travaux des champs, à la vie de la ferme et de la maison.

Fille d’épiciers de campagne, de l’épicerie et du camion qui partait sillonner les routes j’ai aussi pris très jeune le pli du travail. D’abord, je pense aussi avoir pris ce pli en devant « donner la main », en particulier pour porter des cartons et garder le magasin. Ensuite, il s’agissait d’un pli par imprégnation, avec le modèle vivant de mes parents.

Quels types de plis en ai-je gardé, visibles dans ma vie professionnelle, présents lors de cette recherche en thèse ?

Porter des cartons

On les déplaçait du garage au magasin, du magasin au garage. C’était une tâche collective. Chacun y portait à sa mesure : à mon père les caisses de bouteilles, à ma mère les cartons lourds, mon frère et moi gardions les petites choses et les cartons légers. La satisfaction, c’était d’avoir terminé le tas et d’entendre ma mère dire : « C’est bien. » On n’avait pas à se dire merci.

Le pli du travail qui m’est resté à travers ces cartons m’est particulièrement apparu lorsque j’étais inspectrice de l’Éducation nationale, au moment du covid, lorsqu’un camion livrait les dizaines de cartons de masques qui ont encombré les bureaux pendant des mois. Je n’aurais jamais pu laisser aux autres personnes de l’équipe la tâche de porter seules ces cartons. On allait le faire ensemble et ce serait bien. Et aujourd’hui, au cours de cette thèse, elles ne me coutent toujours pas, les tâches matérielles de préparation, d’organisation de réunions, d’une journée d’études ou d’un colloque. Si on ne porte pas les cartons, il ne se passe rien. En cela, ces tâches sont nobles et je n’aurais pas l’idée de les déléguer. On le fait ensemble et c’est bien.

Garder le magasin

Très jeune, ma mère m’a laissé servir les clients, en sa présence d’abord, puis seule alors qu’elle restait à deux pas, à la cuisine, en cas de besoin. J’ai peu à peu grandi et est venu le moment où elle m’a demandé de « garder le magasin », le temps qu’elle aille au jardin, puis faire une course. Et un jour, un après-midi complet à l’heure des achats de Noël. Oh, je n’ai pas été débordée par les clients, l’essentiel du temps consistait à les attendre. Mais je devais être là, en continu, être celle sur qui on peut compter.

Je ne le voyais pas à l’époque, pourtant c’était un bel apprentissage de la prise de responsabilité, de celles qui font se sentir utile, de celles qui permettent d’apprendre à faire et d’apprendre à être avec les autres, pour les autres. Lorsque je suis devenue enseignante, cheffe de chœur, inspectrice, j’ai essayé d’être là, en continu, mais aussi de proposer aux autres de faire de même, dans des projets communs où chacun avait sa place à trouver et à tenir. Aujourd’hui, parce que faire une recherche est également une aventure collective, cela se poursuit : les projets communs seront pour moi réussis si tout le monde arrive au bout et y apprend à faire, à être.

Quand le pli est pris..

En naissant dans une maison où je voyais mes parents toujours en mouvement, où les bruits du travail montaient très tôt jusqu’à ma chambre et se taisaient très tard, le repos et la paresse n’avaient pas bonne presse. Être tombée dans un tel chaudron fait que j’ai toujours eu plus de mal à arrêter de travailler que de m’y mettre. Je dirais que ne pas avoir à dépenser une énergie folle à la mise en route et être capable de travailler beaucoup sans en ressentir de fatigue sont de gros avantages. Mais que l’on hérite du risque de l’épuisement et des mauvaises habitudes de puiser dans le temps de sommeil. Je n’ai pas toujours su les éviter, tant mes métiers successifs avaient les caractéristiques d’être prenants, pour qui s’y laissait prendre.

Cette thèse est alors aussi pour moi l’occasion d’expérimenter un équilibre nouveau, entre le travail qui coute peu, et même moins que jamais tant le moteur d’apprendre engendre du plaisir, et la nécessité de sentir et mesurer mon effort, pour tenir sur la durée.

1. https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-marie-helene-lafon-travailleuse-du-verbe

Photographie : Nick Fewings