Changer : des fils toujours là, visibles et invisibles (3/3)

J’ai avancé dans un précédent texte que quitter ma fonction d’inspectrice pour redevenir étudiante, c’était comme couper une corde faite de fils multiples. J’ai montré que des fils avaient été rompus. Après quelques mois, de nouveaux fils sont apparus.

Voilà trois bons mois que je suis redevenue étudiante. Une étudiante qui a trente ans de plus que les autres étudiants du groupe, trente ans de travail derrière elle, mais une étudiante tout de même, avec carte, cours et évaluations. Qu’est-ce qui continue, c’est-à-dire qu’est-ce que je fais toujours depuis ma nouvelle place, de la même manière ou différemment ? Et où sont les ruptures, celles qui apportent du bon, ou celles laissent des vides, parfois des manques avec lesquels il s’agit de composer ?

Le fil des études

Reprendre des études, ce n’est pas la première fois que cela m’arrive, c’est même un des fils continus dans mon parcours professionnel, parfois en présence, parfois en distance. Ça a commencé avec la licence puis la maitrise de sciences de l’éducation, ensuite le master Ressources humaines dans les institutions éducatives et récemment le diplôme universitaire d’éthique de la santé. Chaque diplôme rendant possible le suivant.

C’était toujours à l’université, dont je loue les vertus pour m’avoir offert non seulement la possibilité d’apprendre tout au long de ma vie, mais aussi pour la qualité de ce que j’y ai appris. J’ai souvent le sentiment d’y avoir reçu une attention singulière, avec des enseignants qui prenaient le temps d’écouter mes questions. Cette année par exemple, entrer de plain-pied dans la sociologie, nouvelle discipline, avec des méthodes nouvelles, des contenus nouveaux, me questionne beaucoup. Plusieurs enseignants ont pris le temps de me renvoyer ces questionnements, m’invitant en cela à les approfondir et à chercher la posture intellectuelle et les méthodologies adaptées.

Le fil de l’expérience et de l’identité professionnelles

C’est là que j’ai ressenti l’impression du fil cassé, au début du trimestre. Mon album souvenir intérieur se rouvrait très souvent, je repensais à ce que j’avais vécu en trente ans de carrière, à ce que j’avais appris, de fonctions en activités, de rencontres en lectures, en écrivant ou en étudiant, en travaillant avec les autres. Étaient présents aussi dans ma mémoire professionnelle les examens et les concours que j’avais eus ou ratés, les entretiens que j’avais passés, réussis ou non. Et puis les spectacles, les voyages, les colloques organisés et suivis. Comme j’ai toujours travaillé dans l’Éducation nationale, lorsque j’arrivais dans une nouvelle fonction mes précédentes fonctions venaient avec moi. Mes interlocuteurs ou collègues les imaginaient en arrière-plan.

Mais en n’étant plus qu’étudiante, dans une discipline qui n’est pas d’éducation, j’ai eu le sentiment que de trente ans de métier il ne restait plus rien que cet album intérieur et que dans le regard des autres mon passé se résumait à mes cheveux blancs. Alors j’ai eu quelques bouffées de nostalgie, pour ce que je ne pouvais plus partager, pour ce que je n’étais plus et qui doit dessiner une identité professionnelle qui ne figurait plus sur ma carte d’étudiante. Pendant une semaine ou deux, je me suis demandé si je n’avais pas fait une erreur de tout quitter et de n’être plus rien de ce que j’étais. Je crois que j’ai même eu besoin « de la ramener » sur ce que j’avais fait, de me vanter un peu. Dérisoire tentative de retenir, alors qu’il me fallait surtout lâcher ce passé pour me retrouver le plus sereinement possible encore une fois les mains vides, comme je l’avais souhaité, comme je l’avais déjà vécu. Prête alors à prendre et apprendre, et qu’un présent au futur repousse.

Le fil d’une nouvelle communauté

Comme souvent, en cas d’impasse ce sont les autres qui sont d’un grand secours. C’est encore le cas cette fois. Plutôt que regarder ce que je n’avais plus, j’ai regardé ceux qui m’entouraient, ces jeunes pour la plupart dans leur première formation en master Intervention et développement social, pour beaucoup travaillant pour financer leur vie d’étudiant. J’ai écouté leurs doutes sur leur avenir. J’ai aimé leurs enthousiasmes et leurs indignations, leur lucidité et leurs convictions, leur attention aux plus fragiles. J’ai admiré leurs connaissances sur certains sujets, leur aisance à l’oral, leur capacité à s’adapter, leur sens des responsabilités. Ce qui s’est seul mis à compter, c’était notre commun, l’entraide pour trouver des informations, le stress avant l’évaluation de comptabilité, les rires devant la machine à café, le cœur de la fac.

A l’intérieur de ce groupe, il y a notre quatuor recherche, avec chacun son sujet, qu’on adopte comme sujets du groupe. On suit les avancées des autres et on y contribue en nous questionnant, en nous poussant mutuellement. On partage nos craintes, on s’encourage quand des voies se referment. Il n’y a plus d’inspectrice ni de cheveux blancs qui comptent, il n’y a plus que cette recherche qui nous anime chacun et qu’on porte ensemble.

Et puis, dans ce parcours de formation portant sur la sociologie des âges, de la santé et des vulnérabilités, j’ai rencontré des personnes travaillant comme moi sur Vieillesse et vieillissement. Avec, là encore, une nouvelle communauté, qui elle aussi porte et invite à écrire la suite.

 

Pour poursuivre :

Changer, c’est continuer

 

« A la rentrée, je ne serai plus inspectrice. Je serai en formation. » J’ai beaucoup répété cette phrase depuis la mi-juin. Cette année, je serai étudiante en sociologie du vieillissement.

 

 

Changer : le dedans et le dehors (1/3)

 

Sortir de sa trajectoire initiale, changer de place,

cela laisse supposer des évènements extérieurs

et des mouvements intérieurs.

 

Des fils rompus, visibles et invisibles (2/3)

 

Décider, décider de partir, c’est couper une corde faite de fils multiples.

Des fils sont rompus.