Article écrit pour les Cahiers pédagogiques en août 2016
Après avoir été vingt ans enseignante, puis quatre ans rédactrice en chef des Cahiers pédagogiques, je suis devenue Inspectrice de l’éducation nationale. J’ai voulu raconter un an intense d’apprentissages, d’étonnements, de découvertes et de rencontres. Retour sur cette année de commencements.
Ce qui m’a le plus tendue au début, en me faisant longuement réfléchir, errer à la recherche de repères, interroger des personnes, avant de décider, ce sont les situations que j’étiquette sensibles. Mais comme dès que l’on affecte la situation des personnes une situation devient sensible, autant dire que dans une journée, peu de situations ne le sont pas. Autant dire aussi que je sais pourquoi dès 17h mon esprit en berne tirait le rideau. Coupez. On tournera plus tard.
Ce qui m’a le plus « vidée » physiquement, ce sont les rencontres le premier trimestre dans les trente écoles avec les 250 enseignants. J’avais l’impression que chaque fois que je serrais la main d’une personne, un peu de mon énergie s’en allait. Pourtant c’était agréable comme tout de découvrir les lieux, les gens. Mais c’était être chaque fois en représentation. Et chaque fois c’était la première fois. Tant de premiers rendez-vous.
Ce qui m’a le plus impressionnée, et mise dans un état de précipitation pas loin de la panique, c’est le nombre de situations à gérer qui tombe en deux heures certains jours. J’ai parfois eu la même impression que lorsque je me suis retrouvée dans un parcours d’acrobranches à 30 mètres du sol, avec dans ma poche ma jolie tendance au vertige. Chaque situation doit être accomplie avec précision, sans retard, sans oubli, mais sans courir. Et comme une situation à suivre est toujours prise au milieu de dizaines d’autres, ça m’a donné l’impression très vite que je tenais des tas de fils entre mes doigts, qu’un nouveau fil risquait d’en chasser un autre et que je devais inventer des manières de tenir de plus en plus de fils en même temps, sans les emmêler, sans en perdre non plus. Maintenant, j’ai mes post its, mes notepad, mes padlets et le creux de ma main. Le problème, c’est que je crois que j’aime bien, ça, le métier à tisser.
Le plus difficile : croiser des enfants maltraités, des familles dans le désarroi, des enseignants en grand malaise. Je ne m’étais jamais retrouvée à voir de près une telle concentration de misères sociales, de souffrances, de chagrins. Je me suis dit dans un premier temps que je n’étais peut-être pas assez forte pour le supporter. Dans un deuxième temps, je me suis dit qu’il fallait pourtant bien que des gens le fassent, parce que les misères, les souffrances et les chagrins continueraient même si je détournais la tête. Entrer dans le métier m’a fait ouvrir la boîte de Pandore et je ne pouvais pas faire comme si je n’avais pas vu son contenu, ni commencé d’apercevoir de quelles manières un IEN peut, parfois, légèrement, intervenir.
Aujourd’hui, je suis davantage dans l’idée que si je peux être utile ici, alors c’est bien. Que c’est même très bien parce que j’entrevois que c’est un beau métier, où l’on peut aider, écouter, accompagner, consoler, encourager, donner de l’espoir. A condition de trouver la bonne place, celle où l’on peut supporter sans porter.
Le plus émouvant ce fut de me retrouver, en inspection ou en entretien, devant une enseignante qui passe la moitié de ses nuits à préparer sa classe et qui me demande en tremblant « Ce que je fais, ça va à peu près ? ». Devant le parent malade qui, dans mon bureau, me raconte sa peur de ne pas voir grandir sa petite Amy.
Le plus drôle, c’est le jour où quelqu’un m’a dit : « Vous, vous avez une tête d’inspectrice ! » Je ne m’étais pas aperçue qu’elle avait poussé, cette tête. Le chignon, la veste noire, les chaussures à talons, je n’aurais pas cru, mais c’est bien pratique, bien protecteur. Surtout dans des réunions en forme de jeu de chamboule-tout, pour ne pas tout prendre en pleine face.
Ce qui m’a pris le plus de temps, c’est la préparation de la formation cycle 3. Chercher l’entrée dans les nouveaux programmes sans en avoir la clé, lancer des échanges avec des gens qui avaient participé à leur conception, avec les chefs d’établissements dès novembre, avec ceux qui allaient les mettre en place, avec toutes les équipes des circos dans un grand brainstorming. Et puis préparer les trois heures de formation du mercredi 9 mars comme un spectacle lorsque j’étais prof d’éducation musicale, jusqu’à la tombée du rideau.
Le plus réjouissant… Il est 8h30. Deux petits yeux endormis entrent dans la classe, tenant la main de papa et l’oreille de doudou. La maitresse est là, elle dit « bonjour, comment ça va Mehdi ? ». Elle est toujours là, la maitresse. A se demander si elle ne dort pas dans l’école. Les petits yeux endormis marchent à pas raccourcis vers la construction commencée la veille, un château rouge avec une tour plus haute que les nuages. Et les enfants continuent d’arriver, et la maitresse continue d’accueillir les histoires de tourterelles, d’écouter les mamans qui racontent le rhume de la veille. Et soudain une petite fille s’approche et glisse sa main dans la mienne : « Comment tu t’appelles ? ». Et puis une autre petite main dans mon autre main : « T’es belle… » Une inspectrice, ça fait encore peur aux maitresses mais au moins ça ne fait pas peur aux petites filles.
Ce qui m’a donné le plus envie de fuir, c’est l’idée d’en prendre pour quinze ans de dimanches à travailler, de vacances à faire des rapports d’inspection, de réveil qui sonne à 4 heures pour rattraper le retard. Et parfois de nuits blanchies à faire tourner des problèmes en rond.
Ce qui me donne le plus envie de continuer, c’est le travail avec les autres. Avec l’équipe de circo, dans l’intime des situations, avec les collègues IEN, qui savent plus vite, plus sûrement que moi. Avec les IPR que j’ai appris à connaître chez les stagiaires. Avec les chefs d’établissement, avec les directeurs, je compte sur eux, ils comptent sur moi. Avec les enseignants. Se donner mutuellement du pouvoir d’agir. Et se retrouver, comme l’écrit Charles Pépin à « avoir le pouvoir d’inspirer les autres, de leur donner du souffle, de l’envie, de la liberté, des idées. […] L’inventeur, le philosophe, le manager, le chef d’équipe tous accroissent leur pouvoir en en offrant aux autres : avoir du pouvoir, c’est donner du pouvoir. »
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