Echange avec un enseignant (3/3) : le contenu d’une discussion

Suite à un travail collectif sur les conditions d’une discussion, j’ai proposé un échange par écrit à un enseignant qui se montrait à la fois pertinent et intéressé par le sujet, tout en étant plutôt défavorable, ou du moins sceptique vis-à-vis de ces règles. Dans cet article, l’échange porte sur les modalités du déroulé.

Monsieur Jean
Pour certains esprits, l’argument naît et vit de la conversation et du débat. Le repousser, c’est l’avorter. On doit prendre ce fait en considération de même que l’on doit tenir compte du fait que dans une assemblée qui débat, certains nécessitent plus de temps et de calme pour pouvoir affirmer leur point de vue et leur pensée. C’est le rôle de l’animateur de veiller à tous ces éléments.

CV
Merci de poser aussi clairement les éléments de la réflexion. Je pense que concernant les esprits pour qui « l’argument naît et vit de la conversation et du débat », dans le flux disons, une idée en faisant naître une autre, on va être forcément dans la frustration de ne pas pouvoir dire ce qui vient en tête au moment où cela vient en tête. Et qu’accepter cette frustration demandera d’approuver les motifs pour lesquels on le fait : laisser de la place à ceux qui « nécessitent plus de temps et de calme pour affirmer leur point de vue et leur pensée ». C’est en gros la prédominance de la raison sur la pulsion.

Monsieur Jean
Je connais et j’ai connu cette acceptation du silence provisoire et du délai. C’est enrichissant et non frustrant, à partir du moment où on le prend en compte comme élément constitutif du débat, comme « pause dans le coin du ring ». Là où mon interprétation diverge de la vôtre, c’est dans l’affirmation, je cite : « La prédominance de la raison sur la pulsion ». Si l’argument ne naît que de la pulsion, il est souvent faible ou mal adapté, voire à côté de la plaque. La vivacité du débat, du vrai, pas celui qui finit en cacophonie ou en pugilat, sa valeur, proviennent de la qualité des arguments et de la rapidité avec laquelle ils sont expliqués. La rapidité n’excluant pas la lenteur… En somme, la pulsion reste affaire de nerfs, l’argumentation reste affaire de raison, laquelle peut faire preuve de rapidité. La profondeur n’exclut en rien la vitesse.

CV
Votre dernière phrase résonne dans ma tête. Toutes mes expériences (certes, en discussion philosophique, qui est peut-être un cadre particulier) ont conduit les animateurs à ralentir les prises de parole, parfois à un point presqu’insupportable, à faire vérifier méthodiquement l’utilisation de chaque mot, de chaque argument. J’ai eu parfois l’impression de me retrouver à parler à la vitesse de l’écrit. Avec certains animateurs, la phrase prononcée était notée et décortiquée. On doit pouvoir éviter ces extrémités, tout en gardant la qualité, vous avez raison. La vitesse me semble cependant nuisible à la compréhension des auditeurs.

Monsieur Jean
Dans le mémo que vous nous avez fourni, vous notez que « tout ce qui se conçoit bien s’énonce clairement ». Le brave bougre du Grand Siècle qui nous énonce cette vérité, pour lui première, oublie de préciser, à moins que ce soit nous qui l’oubliions, que ce dont il parle relève d’une parole pensée puis écrite. Nous ne sommes plus à l’évidence dans le même registre.

CV
Très intéressant. Pour m’être soumise à l’exercice, comme je vous le disais j’ai eu en effet l’impression de me retrouver à « écrire à l’oral » ce que je voulais dire. C’était tout sauf fluide et tout sauf facile. Mais j’émets l’hypothèse que chacun peut veiller à n’exprimer qu’une idée à la fois, le plus clairement et synthétiquement possible. Cela évite par exemple au groupe de ne plus savoir de quoi parlait la personne au bout d’une intervention fleuve.

Monsieur Jean
Je suis assez d’accord. Cela fluidifie le débat, ce qui lui apporte de la rapidité.

Monsieur Jean
Je précise encore que les précisions que vous m’autorisez à vous faire s’inscrivent essentiellement dans le cadre d’un débat de négociation. Pour en finir et mieux tracer les contours de ma réponse à votre question, oui bien sûr, des règles à un débat sont nécessaires mais elles doivent être définies selon la nature du débat, de même que doit être défini le rôle exact de l’animateur. Les règles du débat sont un cadre. Tous les peintres le savent : la vie est à l’intérieur du cadre.

CV
Peut-être même que parfois elle est à l’extérieur du cadre, ou dans l’oeil. Mais c’est une autre histoire.
Je garde en tout cas très fort votre idée que les règles de la discussion doivent être différentes et précisées selon l’objectif de la discussion : brainstorming, consultation, concertation pour préparer une décision, négociation, régulation d’un problème.

Monsieur Jean
Pour en terminer, je vais, si vous me le permettez, filer une métaphore sportive. Le débat, notamment en terme de négociation, est souvent, ou parfois, une confrontation, un combat d’idées, combat pacifique, entendons-nous. On imagine mal un arbitre de ring dire à un boxeur qui vient de se prendre un uppercut au menton et qui se fait finir dans les cordes : « Attendez votre tour, il n’a pas fini. »

CV
En effet, c’est assez rare ! Si je pousse la métaphore, je dirais bien que sur un ring on a deux boxeurs. Et que c’est quand même un problème quand une discussion se transforme en combat où deux adversaires se jettent leurs arguments à la figure sous le regard de l’assemblée tantôt excitée, comptant les points et encourageant un favori, tantôt fatiguée par la scène toujours rejouée du grand final, où l’on va voir un sportif finir temporairement KO et l’autre temporairement vainqueur ; avant de recommencer un autre grand final. Ca me rappelle cette citation de Merleau-Ponty : « Penser, c’est chercher, c’est impliquer qu’il y a des choses à voir et à dire. Or aujourd’hui on ne cherche guère. On « revient » à l’une ou l’autre position, on la « défend ». »

Monsieur Jean
Je suis en train de me demander si ma métaphore sportive a été judicieuse…