Article publié en 2007 dans les Cahiers pédagogiques.
Le problème se pose régulièrement, pour ne pas dire tous les ans. Un élève un peu différent, un peu isolé ou un peu affaibli d’une manière ou d’une autre, devient la victime de prédilection d’un petit ou grand groupe, voire de l’établissement.
On connaît assez bien les mécanismes qui régissent ce phénomène social. René Girard notamment le pointe où il paraît, c’est-à-dire potentiellement partout et contre n’importe qui. Le problème du bouc émissaire est toujours pour moi inconfortable. Il révèle une urgence (il faut protéger la victime, toujours innocente, sans attendre), mais on sait aussi grâce à Girard et d’autres que ce mécanisme permet de détourner une violence plus grande encore, et au fond protège le groupe dans son entier. La racine à tenter d’extraire ou de réduire est donc plus profonde, mais sans doute hors d’atteinte, et on ne pourra que tourner autour sans connaître à l’avance les retombées espérées, salvatrices ou au moins mélioratives.
La panoplie
Inconfort aussi dans le fait que si le phénomène est aveugle (le groupe ne sait pas, ne voit plus ce qui le dirige et la victime n’est jamais réellement coupable), prendre conscience ne suffit généralement pas à enrayer le mouvement. Inconfort enfin face à l’incertitude des moyens à employer : brandir l’interdit et promettre la sanction ? Parfois c’est efficace. D’autres fois cela durcit encore les positions du groupe contre la victime. Tenter l’explication directe, le dévoilement de principes connus ? Possible. Au risque de passer à côté, face à un groupe qui ne se sent pas concerné. Préférer lancer la réflexion au sein du groupe en comptant sur une autogestion intelligente qui détournera d’elle-même le bras vengeur ? Mais de quelle manière s’y prendre pour ne pas jouer aux faux non donneurs de leçons qui sont du plus mauvais effet ? Et quelle place laisse-t-on à la victime en question lorsqu’il s’agit d’une classe ? Vaut-il mieux qu’elle participe ou non ? Vaut-il mieux la mettre hors de portée, pendant que des choses se disent, de manière à ce qu’elle ne soit pas atteinte, selon le principe que toute vérité n’est pas bonne à être entendue ? Et puis tenter de traiter frontalement le problème ne risque-t-il pas de créer plus de tensions encore, et ne vaut-il pas mieux attendre et entrer dans une position de veille, en escomptant que le groupe va trouver de lui-même sa solution et laisser la victime finalement indemne ?
J’ai tout essayé
En fait au cours des années j’ai essayé tout ce que je viens de décrire. Attendre. Mettre la victime hors de portée sans tenter quoi que ce soit d’autre parce que le feu était aux poudres. Lancer une discussion directe en son absence, ou en sa présence. Prendre à part les élèves qui paraissent leaders et les mettre face à leurs responsabilités, en parlant fort ou en menaçant de sanctions si besoin est. Décaler le problème en le décontextualisant, selon une étude de cas lors d’une discussion sur une ou plusieurs classes. On énonce une situation proche mais non similaire, on passe en revue la manière dont X, Y ou Z ont agi et on commente leur attitude. « Que pensez-vous de la réaction de X qui soudain a pris la défense de Y ? Quelles hypothèses peut-on émettre pour expliquer cette réaction ? »
Le cas de M.
Il m’est arrivé aussi de décrire sans autres les mécanismes connus et généraux du bouc émissaires. Et puis d’attendre des questions, qui sont venues ou non. Il y a deux semaines le cas s’est présenté de cette manière. Avant la récréation une classe m’avait signalé une nouvelle montée de vindicte à l’égard de Martin. Martin est un garçon atypique, toujours en mouvement, en échec scolaire alors que c’est un garçon curieux, très cultivé, le plus grand lecteur de la classe. Dans les couloirs il « cherche » les autres, les pousse, les provoque gentiment, jusqu’à ce qu’ils réagissent, souvent violemment. Et parfois, même lorsqu’il ne fait rien de particulier, des mouvements de défoulement s’exercent contre lui. J’avais peu de temps, je devais réagir vite, sentant un durcissement qui prenait la cour de récréation en ces temps de presque vacances. J’ai expliqué. J’ai raconté un cas réel similaire datant de quelques années, jusqu’à l’épisode de l’intervention d’un élève, d’un élève ordinaire, pas un grand musclé ni un chef de file, pour sortir physiquement la victime du lieu. Réaction admirée par la classe… La sonnerie a retenti. De retour de récréation des élèves sont venus me voir : « Ça a recommencé ! Plusieurs grands ont commencé à embêter Martin. Et vous savez quoi ? Mehdi est intervenu et il a protégé Martin. » Sourire modeste dudit Medhi. Méchant exemple d’imitation, certes. Mais je crois que rien n’est plus méchant que l’attaque sans règles de l’affaibli.
Alors ne boudons pas les moyens, quels qu’ils soient, même si l’on ne sait pas toujours s’ils ont été efficaces. L’important me paraît de ne jamais, nous-mêmes, adultes, détourner le regard.
Vous voulez soutenir les Cahiers pédagogiques ? Abonnez-vous ici.