Une aide à domicile, une aide-soignante, un kinésithérapeute. Regarder travailler des personnes dans le domaine du soin et de l’aide à domicile est riche en enseignements sur les manières individuelles d’être et de faire, sur la précision des savoir-faire. Riche en apprentissages lorsque que l’on perçoit la complexité qui relie les interventions. De la présence comme fait, nait la présence en actions, individuelles et collectives.
Il est 9h. Marie est aide à domicile. Elle connait bien la maison où elle arrive en ce matin d’été. Elle connait bien Madeleine et Paul qui vivent là depuis plus de cinquante ans. Ensemble, inséparés. Si toute l’organisation tourne autour de Madeleine, Paul en est la pierre d’angle. Marie semble se couler dans le rythme de la maison, dans les interstices des petites et grandes habitudes, toujours avec calme et sourire. Elle vient quatre, cinq, six fois dans la semaine, pour les levers et couchers de Madeleine, pour l’aide à boire et manger, aller aux toilettes. Et pour la conversation, pour que les mots nourrissent les heures et repoussent la solitude intérieure. Elle vient aussi parfois pour le ménage, le linge, du rangement et des petits travaux matériels. Marie perçoit les jours où Madeleine est plus faible et elle adapte ses gestes, la laisse se rasseoir entre deux actions, même minuscules. Marie s’adapte mais sans perdre de vue de continuer de stimuler Madeleine, stimuler n’étant pas bousculer. Elle continue de l’impliquer, même un petit peu, un tout petit peu maintenu étant un beaucoup. Elle ne dramatise pas, elle sait dire les choses comme elle sont, simplement, en laissant ouverte la porte à un « ça ira mieux demain« . Elle sait aussi écouter Paul, l’écoute avec patience et sans heurts, prévenant les rigidités qui grippent l’humeur. Rien dans les demandes n’a l’air d’énerver Marie.
La présence de Marie au long cours, qui suit les aspérités des jours mais sans s’y soumettre, qui introduit du rite sans rigidité, trace la continuité des gestes des autres intervenants, qui reprennent sans brusquerie les choses où elles en sont. Marie-Claire, c’est une présence qui entretient la permanence.
Soizic, aide-soignante, arrive à 10h. Soizic, c’est une voix de stentor, un tempérament de marathonienne. Et une sensibilité et une générosité qu’elle ne pourrait pas cacher. Elle a en commun avec les personnes qui ont de la force de ne pas se ménager. Soizic entre dans la maison comme sur une scène de théâtre : « Comment ça va aujourd’hui ?! » Et elle écoute, la petite forme, le mal de dos. Elle conduit Madeleine à la salle de bains, où elle adaptera les soins à ce qui est possible ce jour-là, tout en émaillant la suite des gestes de recommandations « Allez, on se laisse pas aller, Madeleine ! On se redresse ! » A Paul, elle rappelle en fronçant les sourcils que rester toute la journée sans sortir « ah non, ce n’est pas une bonne idée ! Allez, on sort marcher, ou tiens, tondre la pelouse !«
Soizic, c’est une présence en forme de chien dans un jeu de quilles. Elle écoute, mais elle évite que les personnes « ne s’écoutent trop« , comme elle dit. Elle ose bousculer, elle ose dire ce qui ne fait pas plaisir mais qui évite qu’on ne s’endorme. Et s’il le faut, elle oublie l’emballage si besoin. Parce qu’il lui semble nécessaire d’éviter à la machine de tourner trop rond, que le cercle se réduise jusqu’à devenir un point. Soizic, c’est une présence qui casse la routine, perturbe les petits arrangements trop faciles, permet les crises et les ruptures propices aux régulations.
Il est 11h. Arrive Frédéric, kinésithérapeute. Frédéric, c’est la technique et les mots sur la technique. Avec un humour léger et fin, il apporte de l’air. Il prend le relai, relai d’oreille auprès de Paul, relai de bras auprès de Madeleine. Il écoute l’un pendant qu’il guide l’autre. Madeleine avance à son bras assuré, un bras qui sait équilibrer par anticipation, avance tout le long de la salle-à-manger, alors que depuis deux semaines elle n’a pas fait avec d’autres plus de deux pas tremblants et pressés d’en finir. Chaque pas semble dire qu’il sera le dernier et qu’il faudra s’en contenter.
Frédéric, c’est la présence qui comprend la mécanique des corps et la fait comprendre mieux. Il sait que prendre les risques du mouvement demande d’entretenir l’énergie de la personne, parfois contre le trop de sécurisation. A travers cette connaissance de la mécanique à plusieurs dimensions, il regarde large et loin les combinaisons humaines, et pousse à les regarder autrement. Il sait cependant qu’il ne voit qu’une part de l’ensemble et remet à sa place celui qui voudrait juger trop vite ou organiser l’échiquier de ceux qui ont à jouer tous les jours. Frédéric a appris surtout que se mettre debout, seul, est un acte humain et jamais acquis. Que l’autonomie en dépend. La liberté aussi. Comme il perçoit l’intérieur de la dynamique intime, il aide chacun à y décider et s’y mouvoir de lui-même.
Individus interdépendants
Marie, Soizic, Frédéric et tous les professionnels du soin et de l’aide qui se relaient auprès de Madeleine et Paul représentent des formes de présences diverses et complémentaires. Ce sont des présences qui, comme faits individuels et comme actions interdépendantes, vont permettre à une cellule humaine de s’organiser et s’adapter, se maintenir et se réguler, au long des jours, des mois, des années. Séparées les unes des autres, les présences apportent à l’organisation des métiers, des expériences, des personnalités. Reliées les unes aux autres, elles interagissent par les fils visibles de la planification et de la communication. On sait aussi la difficulté à interagir depuis des territoires différents, on en connait les écueils. Si ces fils visibles entre les présences sont efficaces, si les actes sont coordonnés alors devient perceptible la continuité des interventions à travers le comportement, les mouvements de la personne qui en bénéficie. La présence révèle ce qui se voit et ce qui se montre. Grâce à cela, la vie se poursuit, dans un environnement en évolution, mais toujours dans le même souffle.