Je suis. Nous sommes. Et la musique…

Cet article est paru dans les Cahiers pédagogiques en 2007.

Pourquoi je  suis devenue enseignante, cette enseignante-là ? Et pourquoi d’éducation musicale ? J’avais cherché pour ce dossier des Cahiers pédagogiques trois éléments marquants qui sont des explications comme d’autres. L’occasion de demander peut-être au lecteur : « Et vous, si vous deviez choisir trois choses qui ont déterminé votre identité professionnelle ? »

On devient rarement à grands coups de révolution. Ce sont plus sûrement des petits détails qui nous marquent, nous transforment, à notre insu souvent, et rejoignent le chœur des ombres qui nous habitent en silence. Instants suspendus qu’une « rêverie à la flamme d’une chandelle » à la Bachelard fait ressurgir, en révélant ce qui fonde l’identité d’un professeur d’éducation musicale. « Petite flamme, dis-moi ce qui dans mon passé a fait de moi l’enseignant en musique que je suis aujourd’hui ? »
Alors la flamme vacilla. Et apparut…

La victoire, en chantant…
Il est dix heures du matin, c’est le jour de mon premier défilé avec l’harmonie-fanfare dont je fais partie. L’empressement s’ajoute au trac et me voilà à devoir enlever une tache de cacao sur ma belle chemise bleue. Plus que cinq minutes avant de partir… J’ai dix ans, je joue de la flûte traversière et je vais devenir aujourd’hui la plus jeune musicienne « sur les rangs » comme on dit. La veille je me suis entraînée à marcher à la bonne vitesse autour de la table de la cuisine en jouant par cœur mon premier morceau, Le chant du départ. Dans un vieux livre de mon père, j’ai même trouvé les paroles. Alors je les ai chantées à tue-tête en défilant pour de faux : « La victoire, en chantant… La république nous appelle… ». Ce matin-là c’est la fête à la maison, comme ce sera la fête sept ans plus tard quand j’aurai mon bac. Parce que je suis la première de la famille à faire ça, de la musique, plus tard des études.
Commencer la flûte traversière avec un prof de trompette (dans ces petites écoles de musique, à l’époque le même prof enseignait tout) tue toute ambition à une carrière instrumentale, dont j’étais déjà exclue d’ailleurs : beaucoup plus débrouillarde que brillante. Et se lancer dans des études universitaires avec un tel bagage qui tenait dans des sacoches de mobylette alors que d’autres arrivaient avec des diplômes de conservatoire et cinq cents oeuvres dans la discothèque de leurs parents, ça tient du parcours du combattant. Et c’en fut un. Semé de petites humiliations de ne pas savoir ce que l’on était sensé savoir. Je n’ai pas oublié cet aspect, pour avoir souvent, et encore aujourd’hui, ignoré des tas de choses apparemment évidentes pour beaucoup. Alors je tiens compte du fait que beaucoup d’élèves ne reconnaissent pas le son du violon, qu’ils n’ont pas « Au clair de la lune » dans leur mémoire familiale et n’ont jamais vu d’instruments en concert. C’est dans le bain de la musique en amateur que je suis tombée toute petite, et j’y suis restée. Alors jamais enseigner l’éducation musicale en collège n’a été pour moi un renoncement à quelque chose de plus glorieux. Apprendre aux élèves que la blanche dure deux temps ne m’ennuie pas. Entamer malgré tout des études de musicologie représenta un défi sans doute. Assez semblable à celui de faire écouter Beethoven ou Stravinsky à des ados qui ont le lecteur MP3 en perfusion, mais pas branché sur la même station que moi…
Alors la flamme vacilla. Et apparut…

Le crayon sur le piano
1990. Pour fêter la première heure de cours de ma vie on m’a enfermée dans une fosse avec vingt-cinq lions de 3e. Je m’en protège tant bien que mal derrière mon piano mais, le bruit augmentant, me voilà debout à essayer de les surprendre faute de leur faire peur. Pour soutenir ma harangue, je plante sur le piano un véhément coup de poing qui tombe sur la pointe d’un malheureux crayon tapi là. Et le crayon s’envole, trapéziste silencieux, sous le regard du public enfin attentif. Puis s’écrase lamentablement deux mètres plus loin sous les rires des spectateurs… La trajectoire de ce crayon ouvre la très longue et pénible mais passionnante recherche qui a suivi pour me créer sur mesure une autorité de prof de musique, à partir d’un naturel plutôt défaillant sur ce plan, de vieilles représentations du cours de musique dans lesquelles le prof est forcément chahuté et franchement ridicule, et des souhaits personnels de pratiques disons démocratiques dans ma classe. J’ai fait du Gordon pendant l’été, de l’assertivité et du contrat de classe aux petites vacances. J’ai bouffé de l’analyse transactionnelle et de la philosophie de d’éducation au petit-déjeuner. Et puis avec le temps, les années, avec, surtout, la musique que l’on faisait de mieux en mieux ensemble et les règles de classe qu’on instituait et que je tenais plus ferme, le petit redoublant de 6e n’a plus dit aux petits bleus dans l’encadrement de la porte : « Tu verras, avec la Vallin, on fait ce qu’on veut. » L’a-t-il jamais dit ? Bien possible que ma peur d’être un jour complètement débordée, jugée par mes collègues et les parents, ait suffi à faire résonner dans ma tête la voix du maudit redoublant en épée de Damoclès. Aujourd’hui certaines heures en 4e et 3e que j’ai plus de mal à impressionner, séduire, intéresser et entraîner malgré eux me font tanguer, douter de mes compétences et de ma résistance à tenir pendant encore 25 ans. Mais plus couler…
Alors la flamme vacilla. Et apparut…

La lettre de Cécile
Des lettres de Cécile, j’en ai reçu des dizaines. D’abord quand elle était au collège. Ma bonne et naïve âme l’avait prise sous son aile et s’était retrouvée bien vite complètement envahie. Cécile, au parcours digne des pires scénarios de séries télé où l’on montre pour de faux le malheur des gens, jouait à des jeux dont je sous-estimais la portée. Je voulais l’aider. Ça n’était pas possible. J’ai stoppé la relation et la musique a pris ma suite. Cécile s’est intéressée au clavier sur lequel je l’avais installée en cours. Et puis elle a pris goût au chant avec les autres.
Un jour elle est partie du collège. Cela fait dix ans maintenant. Elle m’envoie encore des lettres, depuis un hôpital psychiatrique ou un lieu d’accueil. Elle écrit des poèmes. Elle lutte. Parfois elle tranche le fil avec ses dents, quelqu’un d’autre que moi la récupère in extremis. Entre nous il y a la distance toujours, salvatrice, et la musique aussi. Ces enregistrements qu’elle me demande. Ces mélodies dont elle voudrait la partition. Grâce à Cécile, j’ai appris quelque chose d’important : quand je ne peux plus rien, quand il est bon de ne plus vouloir à la place de l’autre, la musique peut encore. Pas tout. Mais il suffit de la laisser prendre le relai.
Alors la flamme vacilla. Et apparut…

Go down Moses
Il est 20h30. Dans l’église comble, trois cents personnes ont pris place. Aux premières notes d’un gospel joué par les musiciens, un collègue et deux excellents élèves, les choristes, cinquante élèves de 6e issus de trois classes à Projet artistique et culturel et autant d’adultes de la chorale que je dirige à l’extérieur, viennent s’installer en chantant. Des frissons réveillent mon dos. Sur la centaine de visages intimidés ou souriants il est écrit « On compte sur vous ! ». Je respire un grand coup. Et comme je compte sur eux aussi, on y va…
Ce concert gospel n’est pas le premier. Comme beaucoup de collègues, j’en ai organisé des spectacles, comédies musicales, projets interdisciplinaires. Rien dans notre service ne nous oblige à cela et les chorales scolaires sont partout en France admirablement fédérées, ce qui allège considérablement le travail individuel. Mais dans mon collège rural, aux prises avec une baisse démographique et une concurrence alarmantes, il est important de garder ouverte une vitrine favorable à l’image du collège sur la ville. D’autre part un spectacle est souvent l’occasion de se rapprocher, adultes et élèves, et de se tendre tous vers un but commun. Le lendemain du spectacle, il y aura la communauté de ceux qui l’ont vécu. Et les autres. Sans jamais avoir rien appris dans le domaine, le professeur d’éducation musicale doit alors avoir les compétences de déplaceur de public, de résolveur de problèmes d’ampoules grillées ou de conflits éclatants, ou de gestionnaire du temps. Et puis aussi de souleveur de montagnes, de compteur de sous (dernier spectacle : 200 euros de dépenses. Qui dit moins ?) et de mobilisateur de salle des profs, ce qui n’est pas la moindre tâche. En plus de savoir faire chanter, jouer, voire danser ; les trois conjugués étant souhaitables. Chemin semé de déceptions, de coups de fatigue et de nuits blanches. En dernière instance, la réussite n’appartiendra pas au prof d’éducation musicale, ce qui lui évitera de s’en sentir l’auteur : c’est le groupe de tous ceux qui ont dit « chiche ! » qui s’empare du projet et le mène au bout.

Dans la rêverie de chaque professeur d’éducation musicale on doit retrouver une marche de défilé ou une symphonie en concert, un crayon sur un piano ou un avion en papier, la lettre de Cécile ou les silences de François. Et puis des chants, gospels, arias ou cantates. Ce sont les ombres laissées par sa propre histoire sociale et familiale de la musique, les conditions de son apprentissage, son rapport à l’autorité, à l’action et aux autres. Et à partir d’elles, malgré ou contre elles se dessinent sa manière d’enseigner, son rapport aux savoirs musicaux, sa relation aux élèves, les difficultés qu’il rencontrera face à la classe ou l’aisance avec lesquelles il s’en sortira. C’est cela que révèle la flamme d’une bougie, celle qui n’est jamais allumée en classe. Celle que je peux souffler maintenant.

Vous voulez soutenir les Cahiers pédagogiques ? Abonnez-vous ici.