Changer : des fils rompus, visibles et invisibles (2/3)

Décider, décider de partir, c’est pour moi couper une corde faite de fils multiples. En quittant ma fonction d’inspectrice, je constate que des fils de la corde qui me reliait à ma « forme de vie » antérieure ont été rompus, les plus gros peut-être.

Le fil rompu le plus évident, c’est celui de la fonction. Être inspectrice de l’éducation nationale, cela donne un poids, une identité et une place, dans l’Éducation nationale bien sûr, mais aussi dans la société.

Du poids
Tout d’abord, par poids j’entends deux choses : ce qui accorde une crédibilité (avoir du poids) comme ce qui pèse sur ses épaules d’une personne. Avoir du poids. Je rattache ce poids à l’aspect hiérarchique, qui ouvre à un pouvoir et aux responsabilités afférentes, ce dont on doit pouvoir répondre : évaluer, organiser, choisir par exemple, ou représenter l’institution. Je dirais que ce poids s’allège au fil des années, dans le sens où s’acquiert « la cohérence entre le rôle et l’attitude, cohérence elle-même ancrée dans la conviction d’être à sa juste place pour servir le bien commun. » comme le dit très bien Eugénie Vegleris (à un tout autre propos que l’inspection). Et je rattache aussi le poids à la multitude de tâches et de dossiers, reliés ou non, à suivre, faire ou faire faire, qui m’a donné un rapport au temps très particulier, très gestionnaire. Mais ce n’était sans doute pas moi qui gérais ce temps, c’était plus sûrement lui qui me gouvernait.

Une identité et une place
Ensuite, les inspecteurs et inspectrices sont des acteurs visibles, des passages obligés parfois. Cela donne cette identité, constituée de représentations approximatives, sans même besoin de présenter ensuite en quoi consiste précisément la fonction. Et cette identité rattache à un groupe social de cadres.
Enfin, lorsqu’on est inspecteur, on a une place, reconnaissable à l’empreinte laissée par le temps et l’énergie que ce travail demande, comparable à l’empreinte d’un corps resté dans un fauteuil. Avec le temps, on s’installe dans cette place, plus profondément, plus aisément aussi, comme si la place était à mémoire de forme, ce qui évite d’avoir à tout réinventer à chaque rentrée, à chaque opération annuelle, bien heureusement. On s’y installe jusqu’à finir par se confondre avec cette place, à devenir cette place. C’est ainsi que je pense être devenue inspectrice, en m’asseyant peu à peu, le mieux possible, à la place que la fonction me permettait d’occuper et en pensant cette place et les choses observées depuis elle.
Je perds donc les fils de la fonction d’inspectrice qui apporte un poids, une identité et une place, dans d’Éducation nationale comme dans la société.

Tissu
Un autre fil rompu, c’est celui de mon tissu relationnel de travail. Si l’on est dans certains cas, à certaines échéances, seul, seule à pouvoir choisir, être inspecteur ou inspectrice est un métier éminemment social, bien plus qu’administratif comme on l’entend parfois. C’est un métier qui met en relation avec des personnes d’horizons très différents, avec pour régulateur cette phrase qui est pour moi centrale dans la fonction d’inspectrice : cultiver la distance dans la proximité et la proximité dans la distance. En relation. Ce peut être juste le temps d’une réunion (avec tel responsable d’association) ou d’un entretien (avec des parents). Ce peut être de manière répétée, jusqu’à installer des habitudes de travail, de communication, de gestion des problèmes, stables, stabilisantes pour tous, comme c’est le cas avec les chefs d’établissement ou les collègues du couloir, et avec des interlocuteurs privilégiés des communes. Avec le temps, trame et chaine s’entrecroisent plus assurément, gage d’un meilleur soutien des élèves.

Pelote
Viennent ensuite les relations avec les 250 enseignants de la circonscription, relations que je me représente comme une pelote qui m’est apparue plus nettement en sept ans. Je revois aujourd’hui dans cette pelote des liens qui n’ont pas eu le temps de se nouer ou qui se sont vite dénoués, d’autres liens qui se sont épaissis avec le temps, avec les occasions de travailler ensemble, joyeusement dans nos forums pédagogiques, intensément dans nos formations d’écoles. Certains liens se sont solidifiés, parfois parce que les tumultes de l’école ou de la vie demandaient qu’on se rapproche. Les visages devenaient des histoires. Les histoires créant de plus en plus de liens et des liens de plus en plus robustes. La période du confinement a été le moment où j’ai paradoxalement senti nos fils serrés le plus fortement, dans cette pelote en suspension dans le temps, devenue plus dense.

L’étoffe des directeurs et directrices
Et puis dans ce tissu relationnel, il y a des étoffes particulières, tissées de manière de plus en plus serrée avec les années.
L’étoffe tissée avec les directeurs et directrices d’école est la première. Quand je repense à ces hommes et ces femmes, je les revois passant des changements de programmes à expliquer aux évaluations à rendre utiles pour tous. Je me souviens aussi des dimanches de cas covid, des conflits à apaiser, des drames que certaines école à traverser. Et puis au quotidien ils étaient là pour les élèves à protéger, les parents à écouter, les collègues à soutenir, le travail d’équipe à réinventer. J’ai vu en actes ceux et celles qui font en toute discrétion, au plus près, l’école de tous les jours, avec détermination, inventivité, malgré la fatigue et parfois le découragement. Il faut redire combien leur travail compte. L’étoffe tissée avec les directeurs et directrices d’école n’est pas une étoffe facile à quitter.

Le tissu précieux de l’équipe
Reste l’étoffe de l’équipe de circonscription. Elle a changé de composition en sept ans mais est restée la marque fidèle du travail qui se poursuivait, qui avançait presque malgré nous, plus forte que chacun de nous et de nos démêlées avec le sort. Les secrets de cette équipe évolutive, je dirais que c’était la grande compétence, singulière, de chacun, sur laquelle nous pouvions nous appuyer pour être un tout complémentaire. C’était aussi un grand respect mutuel et beaucoup d’estime les uns pour les autres, qui nous ont permis de nous dire les choses pénibles sans nous faire du mal, et de penser de nous dire des choses bonnes qui étaient aussi bonnes pour l’équipe. Peut-être en sachant nous mettre tour à tour les uns à la place des autres, comme le décrit si bien Claire Marin dans « Etre à sa place » (2022) : « je peux laisser en moi de la place pour quelqu’un d’autre, pour ses expériences, ses manières de penser, ses sentiments. C’est le sens profond que Bergson donne à ce qu’il nomme la « politesse du cœur » ; désignant cette discrétion, cet effacement qui laissent toute la place à notre interlocuteur.» De cette bulle-là, de cette « politesse du cœur »-là, on ne sort pas non plus facilement. Et on n’en ressort sans doute jamais tout à fait.

Pour poursuivre :

Changer, c’est continuer

 

« A la rentrée, je ne serai plus inspectrice. Je serai en formation. » J’ai beaucoup répété cette phrase depuis la mi-juin. Cette année, je serai étudiante en sociologie du vieillissement.

 

 

Changer : le dedans et le dehors (1/3)

 

Sortir de sa trajectoire initiale, changer de place,

cela laisse supposer des évènements extérieurs

et des mouvements intérieurs.

 

Des fils toujours là, visibles et invisibles (3/3)

 

Décider, décider de partir, c’est couper une corde faite de fils multiples.

Des fils sont toujours là.