Redevenir élève

Article publié en 2001 dans les Cahiers pédagogiques.

Reprendre des études, c’est se mettre à nouveau à la place des élèves que l’on a devant soi. Et se souvenir de ce que cela signifie. L’article est ancien. Et je m’aperçois que j’y trouve déjà un principe encore très présent chez moi, le principe de réciprocité que j’ai vu décrit ensuite chez Ricoeur.

Mai 2001. Ils sont déjà nombreux à attendre devant la salle d’examens, beaucoup ont le nez dans les dossiers pour une ultime et dérisoire révision. C’est là que tout commence et tout finit. Tout ? Pour moi cette année si dense de préparation par correspondance à la licence de Sciences de l’éducation, huit mois structurés à travers les envois mensuels de dossiers à travailler, avec le compte à rebours redémarrant chaque mois : il reste douze dossiers, il en reste onze, dix… Avec, le plus souvent, de bonnes surprises au fil des pages, en sociologie comme en économie ou en philosophie de l’éducation. Entre autres. Des centaines de feuilles « ingurgitées » qui, mises les unes sur autres, devraient dans l’idéal me permettre de prendre un peu de hauteur dans mon quotidien d’enseignante et surtout satisfaire un besoin gratuit et parfois dévorant d’apprendre. Redevenir élève, c’est aussi aujourd’hui redevenir celle qui sera notée, jugée, passer de mon rôle traditionnel d’évaluatrice à évaluée, avec le risque du regard négatif… J’accepte ce risque. A vrai dire, j’attends maintenant avec impatience de me retrouver devant ma feuille. Pour voir. Pour voir ce que j’ai dans la tête. Mémoire complice ou lâcheuse ? Réflexion mûrie par les années ou pas ?

Feuille blanche
Distribution des sujets. J’aime retenir le premier coup d’œil comme pour profiter de ce moment où l’on ne sait pas encore ce qui va advenir, pour savourer la curiosité ; instant d’équilibre en suspension. Parfois la netteté apparaît derrière la ou les questions : « je sais ». L’écriture prend une allure rapide. Il n’est plus question d’appréhension ni d’examen, simplement de me libérer de connaissances accumulées, avec la jubilation de dire, de noircir du papier. La tension disparaît au fil des mots. Parfois, il s’agit même d’une réflexion sonnant comme un « enfin ! ». « Une éducation sans contrainte est-elle possible ? » : depuis le temps que je me pose la question, que j’expérimente des alternatives entre non-directivité et autoritarisme, j’en ai des choses à dire ! La dissertation prend des airs de bilan. C’est l’heure où je mesure le chemin parcouru, où je redécouvre les liens entre le terrain et mes lectures ; l’heure aussi de cette impression fugace mais tellement apaisante d’avoir fait le bon choix en n’allant pas toujours du côté des évidences… Mais parfois rien de tel. « Quels sont les rôles du sociologue selon Dominique Schnapper ? » : deuxième, troisième lecture dans l’espoir d’un sursaut inespéré de mémoire. Dominique Schnapper ? Mis à part le fait qu’il s’agisse d’une femme, je n’ai rien, mais rien à dire. L’anxiété revient en force avec son cortège de « j’aurais dû » et de « ce n’est pas si grave », avec la perspective de la note minable et de devoir tout reprendre à zéro. Et ma voisine qui demande une troisième feuille. Il me semble même avoir surpris chez elle un insupportable regard triomphant. Dominique Schnapper…

Emilie, Claudine et Jérémy
Juin 2001. Surveillance de l’épreuve d’histoire-géographie du brevet, j’ai retrouvé mon rôle habituel. Trente élèves de troisième viennent de découvrir le sujet. Je crois que mon petit détour en position d’étudiante m’a rendue un peu plus réceptive à ce qu’ils vivent. Pour Emilie, le brevet est déjà acquis. Son stylo glisse avec aisance. Elle semble mettre un point final que je suppose brillant à ses quatre ans de collège et s’apprête déjà à aborder avec plaisir, ou au moins sans déplaisir, un avenir scolaire prometteur. Claudine, elle, en élève studieuse, a dû réviser jusqu’au dernier moment, doutant de ses capacités qu’elle sait fragiles. Passage redouté de l’examen, lignes noircies avec application, soignant la présentation comme on le lui a conseillé.
Et puis, juste devant le bureau, il y a Jérémy, Jérémy qui depuis la 6ème, depuis la maternelle peut-être, va à l’école sans trop savoir pour qui, pourquoi. S’il s’est plié au jeu jusqu’à l’an dernier, cette année fut en pointillés : absentéiste chronique, à peine plus présent lorsqu’il regagnait sous des pressions diverses sa place en cours. Il dégageait de lui une espèce d’envie-de-rien agaçante pour les enseignants ; inquiétante. Jérémy a lu le sujet d’histoire-géo. J’ai l’impression qu’il a trouvé sa « Dominique Schnapper », ici comme sans doute en français et en maths… Que se passe-t-il en lui à cet instant ? Sentiments de regrets, de colère, d’impuissance ou détachement protecteur ? En licence, je me souviens avoir lu : « La réussite entraîne la réussite », entre autres facteurs bien sûr ; celui-ci sonnant le glas de la toute-puissance du maître. Et l’échec ? Pour aujourd’hui, les jeux sont faits. Puisse Jérémy détourner le sillon amorcé…

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