Sortir de sa trajectoire initiale, changer de place, cela laisse supposer des évènements extérieurs et des mouvements intérieurs. Son regard, ses interrogations, se sont alors tournés vers un nouvel objet d’attention, au moment où l’on avait le sentiment d’être arrivé suffisamment loin dans la place précédente.
Pour changer, il faut les deux conditions : à la fois être suffisamment détaché de la place où on est et être suffisamment attiré par le nouvel objet pour prendre le risque de changer de place. Ma situation fait que mon regard et mes interrogations se sont tournés vers le vieillissement et la grande dépendance, à un moment où j’étais prête, préparée à quitter mon quotidien professionnel.
Une vie, des âges
Le vieillissement, ou les âges de la vie comme on le dit plus joliment, cela s’éprouve de l’intérieur. On est aux premières loges du spectacle. Le spectacle se joue sur les scènes de son propre miroir le matin et du regard des autres porté sur nous. Il se joue surtout dans les coulisses de sa vie intérieure. Depuis ces coulisses-là, on observe l’écart entre ce que l’on a été et ce que l’on est devenu, on perçoit ce qui nous rapproche et nous différencie des autres, particulièrement des autres si particuliers que sont nos parents et nos enfants.
Le chemin parcouru, le chemin à parcourir
Nos parents sont une projection possible de nous, une prise de conscience progressive, par à-coups, du temps qui s’écoule en nous. Leur mort, c’est le rappel que l’on va aussi mourir : si l’on avait réussi encore à nourrir un petit doute là-dessus, c’est terminé ; s’il reste des choses à faire, c’est le moment. Quant à nos enfants, leurs paroles, leurs décisions, leurs gestes autant que leur visage nous rappellent le chemin que nous avons parcouru de leur âge au nôtre, et que tout cela semble s’être passé le temps d’un clignement d’œil. S’il reste des choses à faire, oui, c’est le moment.
La place à côté
Sans perdre mon intérêt pour ce qui concerne le début de la vie, l’éducation, l’apprentissage, sans lâcher non plus le fil de réflexion sur la responsabilité d’une équipe, sur la qualité de vie au travail, sur l’éthique d’un pouvoir dans une fonction hiérarchique, à 54 ans je sens que ma place est un peu à côté : ces études en sociologie des âges répondent à un désir de mieux comprendre ce qui se passe à cette saison de ma vie pour espérer la vivre de plus près, avec davantage de conscience. Et de mieux le comprendre aussi pour les autres. Ce que j’ai commencé de lire sur le sujet, par Vincent Caradec, Cécile Van de Velde ou Christian Heslon, m’ouvre à sa richesse.
La grande dépendance
Reliée au sujet du vieillissement, la sensibilisation à la grande dépendance m’est venue d’une situation personnelle, puisque j’ai été amenée à la côtoyer sur de longues années. Jusqu’à percevoir en elle, au-delà de cette expérience individuelle, un problème de société, un problème public. « Bien vivre en Ehpad » me rappelle le « Bien grandir et bien apprendre à l’école » ou « Travailler bien et être bien dans son travail » qui ont fait mon quotidien professionnel pendant trente ans, avec des échos nombreux entre les trois. Il me reste une dizaine d’années à travailler, avec l’espérance d’occasions de découvrir, d’apprendre, de rencontrer.
« Nous heurter au monde »
Le chemin n’est pas tracé, je sais que je vais traverser des incertitudes, échouer peut-être. Je sais que ce sera difficile. Mais comme dans mes précédents changements professionnels, je sais aussi que j’en attends une expérience, telle que la décrit Günther Anders : « L’expérience est d’autant plus une expérience réelle que ce dont nous faisons l’expérience ne nous convient pas. Les choses et les circonstances qui nous vont comme un gant ou que nous avons taillées sur mesure nous privent de la chance de nous heurter au monde, autrement dit de faire des expériences. » Aujourd’hui, j’ai pris la décision de sortir de la trajectoire de l’inspection pour voir se dessiner la suite un peu autrement.
Pour poursuivre :
« A la rentrée, je ne serai plus inspectrice. Je serai en formation. » J’ai beaucoup répété cette phrase depuis la mi-juin. Cette année, je serai étudiante en sociologie du vieillissement.
Des fils rompus, visibles et invisibles (2/3)
Décider, décider de partir, c’est couper une corde faite de fils multiples.
Des fils sont rompus.
Des fils toujours là, visibles et invisibles (3/3)
Décider, décider de partir, c’est couper une corde faite de fils multiples.
Des fils sont toujours là.