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Donner du pouvoir, est-ce perdre le pouvoir ?

Ce qui suit est le support d’une intervention lors d’une table ronde du SGEN autour de l’établissement du premier degré, 15 novembre 2017

La création des établissements du premier degré s’appuierait sur une plus grande autonomie des écoles, l’autonomie étant le pouvoir de se gouverner d’après ses propres lois. Comment donner du pouvoir, comment gagner en pouvoir ? Pour répondre à ces questions, je vous invite à un voyage sous les ailes de la philosophie du management et particulièrement d’un de ses domaines qui est l’éthique.

1. Une relation dans un fonctionnement hiérarchisé
On peut retourner le problème dans tous les sens, une chose demeure : nous sommes et nous serons tous assis dans un système hiérarchisé, sous l’autorité d’un autre. Pourtant, pas de quoi pester ou se lamenter. D’abord parce que ce système a aussi des avantages : il est clair, sécurisant, les responsabilités y sont définies. Ensuite parce que lorsqu’on change sa manière d’habiter ce système hiérarchisé, apparait l’autonomie dont il est question dans l’établissement du premier degré.

Hiérarchie
Il est d’abord nécessaire de casser la vision étymologique de hiérarchie qui vient du grec hieros, sacré et de arkhê, pouvoir, commandement. Le sacré porte en lui les racines de la violence, avec le sacrifice du bouc-émissaire qui fera passer l’idole tantôt du côté de l’origine du mal, tantôt du côté du grand bien, comme l’écrivait René Girard.
« Les hommes transfèrent sur le bouc émissaire la responsabilité entière du mal, après son sacrifice ils transfèrent sur lui la responsabilité du bien. », (la violence et le sacré, René Girard)
Sortir du sacré incite une personne en position hiérarchique à reconnaître et tuer l’idole en soi lorsqu’elle pointe le bout de son nez, sous la forme de la tentation d’être aimée, admirée, ou crainte. Cela lui demande aussi de cultiver le retrait et de prendre une place de média, de passeur dans l’institution, de devenir celui à travers qui les choses arrivent et non pas par qui les choses arrivent. Pour un subordonné, cela revient à tuer le désir d’idole en l’autre, dont on a vu avec René Girard qu’elle pouvait jouer le rôle utile d’exutoire pour une violence canalisée. Et de prendre sa propre place, ni contre l’autre, ni grâce à l’autre.

Autorité et pouvoir
Autorité vient de auctoritas, de augere, augmenter. Martin Legros écrit que « L’autorité est ce qui augmente un pouvoir en le reliant à une source plus haute ». Reste à trouver quelle est la source plus haute, dans un système hiérarchisé.
Pour Paul Ricoeur, elle trouve sa raison d’être dans l’institution, qui permet de « tenir-ensemble » au-delà de l’instantané, et lorsque rien ne tient plus : « c’est ça l’autorité finalement : ce qui, venant du passé, a projet de durée ».
Reste à bien distinguer pouvoir et domination. La domination n’est pas inhérente à une relation hiérarchisée. J’en veux pour preuve ce qu’écrit Martin Legros, parlant d’une relation sociale croisant la verticale de l’autorité qui s’incarne par exemple dans le charisme, l’expertise, l’exemplarité, ou la gentillesse, et l’horizontale de l’autorité avec la place de la délibération publique. Mais relation sociale de quel type ?

Une relation émancipatrice
La relation dans un cadre hiérarchique est encore trop souvent présentée par les enseignants comme « infantilisante, maternalisante » (lu sur le site du SGEN à propos de l’inspection). Confondre l’instance qui incarne l’autorité avec un objet d’amour, de haine ou de peur conduit à l’obéissance, voire au désir d’être dominé, autrement dit à « la servitude volontaire devant le tyran » (La Boétie) . Pourtant, la nouvelle forme de relation demande à chacun de devenir un Sujet, adulte, demande donc une émancipation, forts du principe énoncé par La Boétie : « il ne faut pas faire doute que nous ne soyons naturellement libres ». Libérer et se libérer, dans un collectif et dans la réciprocité.

2. Un collectif dans la réciprocité
Philosophie du management : du côté de l’éthique
Faire vivre un pouvoir juste qui ne risque pas de sombrer dans la domination, conjuguer verticale et horizontale de l’autorité, habiter une relation émancipatrice : voilà qui relève de la philosophie du management et d’une branche particulière de la philosophie qu’est l’éthique.

Cynthia Fleury la décrit ainsi : « L’éthique renvoie à une manière d’être, à l’éthos. C’est une façon d’articuler le plus justement possible et le plus créativement possible, les pratiques et les principes. Cela renvoie à Aristote, pour qui l’éthique était une sagesse pratique. ». La philosophe ajoute que ce n’est certainement pas une vertu tiède, mais une humilité devant l’acte et une intelligence en contexte.

Sagesse pratique, humilité devant l’acte et intelligence en contexte, c’est aussi ce que l’on lit chez Paul Ricoeur lorsqu’il promeut la « faculté de réciprocité ». Ce principe est pour moi à la fois la pierre d’angle et le ciment de tout ce qui a précédé. « La faculté de réciprocité vise par la sollicitude mutuelle à minorer le caractère asymétrique des relations de pouvoir dans l’organisation. Il s’agit de reconnaitre l’autre dans sa différence, irréductible à mes propres choix idéologiques et comportementaux. » Tout y est, la sortie du sacré, la liberté de la Boétie, l’autorité selon Arendt. Pour un établissement du premier degré, et pour une organisation des circonscriptions dès maintenant, qu’est-ce que cela rend possible ?

Le pouvoir partagé : collaborer, coopérer
Cela permet d’abord un leadership élargi, distribué, on ne reste pas entre cadres : par exemple, le travail autour du cycle 3 premier et second degré s’ouvre naturellement aux directeurs, dialoguant à égalité avec les chefs d’établissement. Il est possible de se parler, s’écouter et agir collectivement en conjuguant ses pouvoirs. L’inspecteur a là encore un important rôle de média dans cette entreprise, et donc le pouvoir de donner du pouvoir aux directeurs et aux enseignants, pour plus de collaboration. Le pouvoir de l’inspecteur se déplace donc, son rôle se transforme et se diversifie, de chef de choeur il devient tantôt accompagnateur derrière son clavier, tantôt costumier en coulisses, tantôt choriste parmi les choristes. Ce qu’il perd sans doute en autorité pure, il le gagne en créativité, pour reprendre un terme de Cynthia Fleury. Et ce qu’il perd individuellement en pouvoir, le collectif y gagne selon moi en joie et en désir.
Car ce travail de collaboration entre le premier et le second degré, s’il est né d’une injonction, me paraît de plus en plus entretenu par la recherche autonome d’un sentiment de proximité entre les acteurs. Si l’on avance avec François-Régis Puyou que « le désir d’éprouver la joie de l’entraide et de faire l’expérience immédiate d’une praxis partagée est le moteur de toute collaboration. », on sort d’une vision doloriste du travail, avec les notions de « joie de l’entraide » et de « désir de rencontre et de partage ». De sacrés facteurs de pouvoir et d’autonomie.
Un collectif qui apprend, s’évalue, progresse

Une dernière chose : pour l’inspecteur, donner du pouvoir ne consiste pas à passer de Commandeur Grand Contrôleur à Ponce Pilate qui s’en lave les mains. Il s’agit de développement durable. Donner du pouvoir aux équipes demande de les outiller pour la délibération collective (l’horizontale de l’autorité) pour qu’elles soient en mesure de poser les désaccords et donc ne risquent pas les accords de surface (Letor). Il est besoin aussi de les aider à analyser leur travail pour l’évaluer et l’ajuster. Leur donner enfin des possibilités de traces du travail, écrits pour le suivi, écrits pour comprendre, écrits pour partager, et travailler ainsi de manière durable et ouverte.

Conclusion
Je laisse le dernier mot à Charles Pépin : « L’inventeur, le philosophe, le manager, le chef d’équipe, l’être charismatique, tous accroissent leur pouvoir en en offrant aux autres : avoir du pouvoir, c’est donner du pouvoir. C’est déléguer, déclencher, inspirer. ». Je vais aller plus loin, en ajoutant à la liste des donneurs de pouvoir les directeurs, les enseignants… et les élèves. Car dans un sytème basé sur la faculté de réciprocité de Paul Ricoeur, tout se joue en miroir, et dans une mise en abime qui élève tous les acteurs.

René Girard, la violence et le sacré
La Boétie, Discours de la servitude volontaire
Paul Ricoeur, Philosophie, éthique et politique
Martin Legros, Philosophie magazine
Cynthia Fleury, conférence à l’USI, 2017
Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre
Charles Pépin, Philosophie magazine
Ghislain Deslandes, essai sur les données philosophiques du management