Prendre soin des personnes et du service public

Ce qui suit est le support d’une intervention lors d’une table ronde du CRAP-Cahiers pédagogique portant sur « Bienveillance et exigence », le 27 octobre 2018

L’angle que j’ai choisi portera sur la problématique des adultes à faire travailler ensemble, directeurs, enseignants, AVS, atsem, équipe de circonscription, services départementaux de l’éducation nationale. En effet, je suis inspectrice de l’éducation nationale depuis quatre ans et je viens de soutenir une recherche en master Ressources humaines dans les institutions éducatives à Lille 3. Pour rechercher où bienveillance et exigence pourraient se trouver dans le travail des adultes, je vais planter le décor, du grand tout vers le tout-petit, et à partir des éléments de ce décor nous nous poserons la question de ce qui va nous aider individuellement et collectivement à la fois à prendre soin des personnes et à la fois à toujours améliorer le service public dans lequel nous oeuvrons tous.

Plantons donc le décor.

Il est bon de rappeler d’abord que tout cela se situe dans le grand ensemble qui est le service public présent dans diverses institutions. Avec donc un objectif qui vaut pour tous : la qualité du travail au bénéfice des usagers. A quoi bon prendre soin du service public au sein des institutions, au moment où les institutions sont si dénigrées, au nom parfois d’un individu triomphant et autocrate ? Pour Ricoeur, c’est parce que les institutions sont ce qui permet de « tenir-ensemble » au-delà de l’instantané, et lorsque rien ne tient plus : « c’est ça qui fait autorité finalement : ce qui, venant du passé, a projet de durée ».

=>Prendre soin de nos institutions passera par la conscience qu’elles sont précieuses et fragiles. Cela demandera aussi sans doute de ne pas les considérer comme étrangères à nous, venant d’un « là-haut ». Chacun d’entre nous, nous sommes l’institution. Chacun d’entre nous, nous avons une part de la responsabilité du service public et de sa qualité, dans l’accueil des parents par exemple. Nous avons aussi à le rendre vivant à chaque instant pour éviter qu’il ne se rigidifie autour de procédures (même s’il faut des procédures).

Ensuite, redire aussi que l’éducation nationale est un système hiérarchisé, où chacun a au moins une personne à laquelle il doit rendre compte de son action, et une ou des personnes dont il a la responsabilité de la sécurité, de la formation ou des apprentissages, du bienêtre au travail ou en classe. Le système hiérarchisé a le mérite d’être plutôt stable et plutôt protecteur. Mais on en connait les dérives, depuis Weber décrivant l’autorité rationnelle comme fondée sur un règlement, autorité « impersonnalisée » donc, qui entraine pour Sainsaulieu (1987) « un appauvrissement de la connaissance de la réalité humaine du travail, faite aussi de groupes, de conflits de valeurs professionnelles. »

=>Comment agir en situation hiérarchisée, quelles formes souhaitables d’autorité pour prendre soin et conduire à l’amélioration ? Une certaine forme d’autorité dans un système hiérarchisé apparaît directement reliée au principe de domination (l’IEN baron, seigneur en son château). Mais il existe des alternatives évidemment. Il est d’abord nécessaire pour cela de casser la vision étymologique de hiérarchie qui vient du grec hieros, sacré et de arkhê, pouvoir, commandement. Ensuite, Martin Legros écrit que « L’autorité est ce qui augmente un pouvoir en le reliant à une source plus haute ». Notre source plus haute nous l’avons, c’est l’institution, le service public. Avoir une autorité, un pouvoir en situation hiérarchique, c’est être au service du service public et de tous ceux qui le préservent.

Ricoeur nous donne deux autres clés : « L’égalité est à la vie dans les institutions ce que la sollicitude est aux relations interpersonnelles » Il s’agira donc de passer par une recherche de rapport d’égalité et des relations marquées par la sollicitude.

La sollicitude, nous dit Ricoeur. Entre soi et la personne, installer courtoisie, politesse, humilité, réserve, (Eirick Prairat parlerait aussi de tact) qui facilitent l’accueil, l’écoute, une communication authentique. On peut alors être un tiers entre la personne et la personne, et tendre un miroir qui réfléchit et fait réfléchir : le miroir de la question, le miroir d’une citation (personnellement j’aime bien les histoires de vieux chinois qui suggèrent mais ne disent pas), le miroir de la réassurance, du travail fait et bien fait. Et garder comme une exigence de s’adresser à l’intelligence de l’autre, pour l’associer.

L’égalité, nous dit encore Ricoeur. On peut parler alors de l’importance du tiers, de ce qui fait média entre les personnes pour éviter la relation frontale ou de domination, haine ou amour, dépendance ou indifférence. Le tiers, média, permet à chacun de s’appuyer sur la relation à l’autre pour ce qu’elle apporte de constructif, mais de s’en émanciper pour ne pas se sentir dans la dette, dans la crainte ou la fascination, ni ne se sentir auteur du changement de l’autre. Egalité signifie aussi réciprocité : dans une relation qui n’est plus asymétrique, chacun apporte à l’autre et reçoit de l’autre, et en a conscience. Avec cette notion de réciprocité arrive celle de travail collaboratif, qui parait alors possible même en situation hiérarchisée.

Ensuite nous pouvons voir sur quoi, dans ces relations hiérarchisées, chacun va s’appuyer pour se mouvoir avec une exigence vis-à-vis de lui-même. D’abord, chacun des fonctionnaires du service public a en commun avec les autres d’être soumis à un ensemble de droit et devoirs, cadre de déontologie professionnelle, avec la loi n° 2016-483 du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires : Article 25Le fonctionnaire exerce ses fonctions avec dignité, impartialité, intégrité et probité. Dans l’exercice de ses fonctions, il est tenu à l’obligation de neutralité.”

Mais ce cadre déontologique n’inclut pas ce qui relèvera plutôt de l’éthique (ou morale) individuelle, voire collective, qui eux ne sont pas écrits par avance. Pour Cynthia Fleury, philosophe, “l’éthique renvoie à une manière d’être. C’est une façon d’articuler le plus justement possible et le plus créativement possible, les pratiques et les principes.” Elle ajoute : “Ce n’est certainement pas une vertu tiède. C’est une humilité devant l’acte, une intelligence en contexte.” Non seulement pour moi ce n’est pas une vertu tiède, mais c’est ce qui est sans doute le plus exigeant et toujours à recommencer.

Pour terminer, regardons du côté des enseignants et ce qui est à viser pour parvenir à un sentiment d’efficacité professionnelle et une satisfaction professionnelle, un fabuleux vivre-bien. Un rapport de l’OCDE de 2016 basé sur l’enquête Talis de 2013 montre que le professionnalisme des enseignants se construit à partir de trois choses : du socle des connaissances requises pour enseigner ; de l’autonomie, c’est à dire le pouvoir de décision des enseignants sur différents aspects de leur travail (contenus, matériaux pédagogiques, évaluations) ; et du fait que les enseignants fassent partie de réseaux de pairs, avec des possibilités d’échanges d’informations et de soutien nécessaire au maintien de normes élevées d’enseignement. De ces trois choses naissent le sentiment d’efficacité professionnelle et la satisfaction professionnelle.

Dans ce cadre-là, qui est l’organisation des groupes de travail, comment viser bien vivre et mieux faire qui sont reliés au sentiment d’efficacité professionnelle ? Deux choses entre toutes.

Tout d’abord remettre la relation interindividuelle dans une dynamique, rapportée au fonctionnement d’une équipe de cycle, d’école, à la relation entre les écoles et le collège sur un secteur, entre toutes écoles d’une circonscription, et puis sur un bassin d’enseignement, et un arrière-plan de politique d’éducation nationale, voire internationale. Ouvrir les fenêtres en somme, pour que les connaissances, les désirs s’échangent mieux, comme l’organisation d’un forum de pratiques pédagogiques.

Enfin, et c’est pour moi le plus important, il faut que les groupes de travail puissent eux-mêmes cultiver en leur sein à la fois la bienveillance et l’exigence, et la justice dans les instances, avec des habitudes de réflexion, des modalités concertées de prises de décisions, des cadres de médiation pour réguler au fil des jours conflits et désaccords. Et je reprends les termes de Pierre, interrogé pour mon mémoire : « Il faudrait installer une culture de la réflexion collective qui amènerait à restituer le sens, les visées de ce que l’on fait, individuellement aussi, jusque dans la classe- avant de dire ce que l’on va faire et comment. C’est tout cela qui installe une habitude de l’argumentation ou de l’évocation du sens. »

Paul Ricoeur, Philosophie, éthique et politique
Martin Legros, Philosophie magazine
Cynthia Fleury, conférence à l’USI, 2017
Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre
Ghislain Deslandes, essai sur les données philosophiques du management