Hiérarchie et autorité (4/4) : vers une égalité gagnante

Comment installer, dans un système hiérarchisé comme l’est l’éducation nationale, des modes de relation et de travail qui s’éloignent des formes traditionnellement vécues sur un principe de domination soumission ? C’est une question essentielle pour développer des collaborations. Après avoir présenté la double pensée nécessaire selon Pascal, rappelé comment Weber présente des formes de domination jugées comme légitimes, envisagé avec Ricoeur, Legros, Arendt des visions différentes, nous allons voir ce que l’on gagne à ces transformations des formes d’autorité.

Nous avons donc vu apparaître des formes d’autorité déliées de la soumission, celles d’Hannah Arendt reliée au « vouloir vivre-ensemble » ou hors de portée de toute force, celle de Ricoeur « venant du passé, avec le projet de durée », celle de Martin Legros, « reliant à une source plus haute (1) » ou celle demandant de renoncer au sacré (Girard) et d’aller vers une émancipation individuelle (La Boétie). Liées à elles, des formes assez nouvelles de management, le servant management, le management libéré, le management par consentement. Des personnes en situation de direction, interrogées pour mon mémoire de master, m’ont dit aussi faire appel à des postures que l’on pourrait qualifier d’égalitaristes, qui consistent à adopter soi-même une attitude sans même de demander quoi que ce soit à l’autre, mais qui pourrait se retrouver en symétrie. Ainsi, les exempla antiques, cités par une des personnes : « Chez les latins il y a les exempla. Pour être un peu digne de ce que j’attends et de ce que je demande, même de façon implicite, aux gens avec lesquelles je travaille. », ou pour une autre la courtoisie : « Je pense que quand vous êtes courtois on vous renvoie de la courtoisie de manière générale. »

A qui perd gagne
Une interrogation s’impose à nous devant la transformation des formes d’autorité : que devient celui qui perd en autorité-soumission ? Que devient le système wébérien qu’il faisait tenir ? Nous avons vu que le développement de l’autonomie individuelle confère au collectif la capacité d’entrer dans de nouvelles formes de travail, en collaboration. Ce que celui qui dirige y perd sans doute en autorité pure, il le gagnerait en « créativité », pour reprendre un terme de Cynthia Fleury. Et ce qu’il perd individuellement en pouvoir, le collectif y gagnerait en joie et en désir (François-Régis Puyou). Si l’on avance avec François-Régis Puyou que « le désir d’éprouver la joie de l’entraide et de faire l’expérience immédiate d’une praxis partagée est le moteur de toute collaboration (2). », on sort d’une vision doloriste du travail pour entrer du côté lumineux de la joie et du désir, avec les notions de « joie de l’entraide » et de « désir de rencontre et de partage » qui nous placent du côté de Spinoza et du conatus, ou « puissance d’exister ». Une des personnes que j’ai interrogées est de ce côté-là, rappelant une origine du mot autorité dont nous avons parlé dans un précédent article, et ce qui en découle : « L’auctoritas latine, c’est celle qui permet de jouer le rôle du garde-fou, de pare-feu, de protection, qui fait que les gens avec qui tu travailles peuvent avoir confiance. » Autorité qui protège, autorité qui libère et rend créatif et audacieux : « Pour que je reconnaisse l’autorité, je crois que la personne qui l’incarne doit porter et apporter une dose de confiance, d’exemplarité, de sécurité. Si moi je me mets à la place de l’autorité je dois pouvoir permettre ça, d’oser pleinement, d’être dans l’audace du « je », d’être dans une forme de liberté qui n’est pas licence, et dans l’expression de soi. L’autorité permet la liberté, et ça c’est la condition d’une créativité en feux d’artifices. Il faut vraiment l’un et l’autre. Quand je suis dans un rôle de subordonné, j’attends ce que je donne, moi, quand je suis dans le rôle de l’autorité. En cohérence. » On y est. On est dans ce qui pour moi rend possible les collaborations : la « faculté de réciprocité » promue chez Paul Ricoeur « visant par la sollicitude mutuelle à minorer le caractère asymétrique des relations de pouvoir dans l’organisation. Il s’agit de reconnaître l’autre dans sa différence, irréductible à mes propres choix idéologiques et comportementaux (3). » Depuis que j’ai découvert cette phrase, elle ne m’a plus quittée.

(1) Legros, M. (2017). « Ce qui nous grandit », dossier « Qu’est-ce que l’autorité ? ». Philosophie magazine.
(2) Puyou, F. R., (2013). Les individus et leurs rôles : l’apport des « personnages » au travail vivant. https://books.openedition.org/pucl/2760?lang=fr
(3) Deslandes, G. (2013). Essai sur les données philosophiques du management. PUF, p. 16

 

Hiérarchie et autorité (1/4) : le roi de l’île, ou la double pensée

Hiérarchie et autorité (2/4) : la domination selon Weber

Hiérarchie et autorité (3/4) : à la recherche de l’émancipation

Hiérarchie et autorité (4/4) : vers une égalité gagnante