Après un drame où l’on se retrouve confrontés à la mort d’un adulte ou d’un enfant d’une communauté éducative, ou après un évènement violent, brutal, sont convoqués différents aspects, organisationnel, émotionnel, existentiel, déontologique, éthique. J’ai hélas comme beaucoup vécu certains de ces drames en tant qu’enseignante et en tant qu’inspectrice. Les différents aspects sont à garder à l’esprit pour qu’ils soient pris en compte, mais pas forcément pour tous les acteurs ou au même moment.
En tant qu’inspectrice, distinguer les aspects aide à ne rien négliger et donne la possibilité d’intervenir plus largement et au plus juste de ce qu’exigent les conditions.
-un aspect émotionnel : c’est sans doute ce qui vient en premier à l’esprit comme conséquences d’un drame de cette sorte. On est soi-même attristé, voire destabilisé, ou même paralysé, dans ses pensées, par le choc. On voit les autres l’être aussi, avec parfois des manifestations comme les larmes. Les émotions ont comme particularité de prendre de l’ampleur par la contagion jusqu’à devenir difficilement maitrisables. On peut avoir du mal à maitriser ses propres émotions, certains craindront de se mettre à pleurer devant les autres, mais on peut aussi redouter d’assister à la tristesse des autres sans pouvoir les soulager (les enseignants le formulent souvent pour leurs élèves). Un directeur ou un IEN pourront redouter d’être dépassés par des débordements émotionnels. Mais les émotions “nécessaires” doivent s’exprimer, trouver une place pour pouvoir suivre leur cours ensuite.
Prise en charge : tout le monde ne sera pas affecté de la même manière, certaines personnes le seront peu, d’autres le seront au point de ne pouvoir assurer leur fonction. C’est à ces différents cas qu’il faudra pouvoir répondre, au dernier moment. Certains seront mal à l’aise à la simple idée de dévoiler ce qu’ils ressentent. Il est nécessaire de ne pas imposer la même chose, de chercher donc à sentir ce qui paraît le plus adapté individuellement.
Concernant le collectif, une réflexion particulière mérite d’être menée sur les types d’actions réparatrices, bienfaisantes et sur d’autres qui mettraient inutilement la collectivité en difficulté en raison de débordements.
-un aspect purement organisationnel va relever du fonctionnement du service public : il faudra un enseignant dans chaque classe. Seront-ils tous en mesure d’assurer leur service ? L’évènement a eu des échos dans les réseaux, des médias pourraient-ils perturber le déroulement ? Tout ne va pas se dérouler sur une journée, des personnes pourraient avoir besoin d’aide au bout de quelques semaines.
Prise en charge : il faudra alors lister ce qui matériellement pourrait poser problème, et on pourra décider si l’on envoie des enseignants remplaçants, si on prévoit le numéro du cabinet du Directeur académique pour des journalistes, si on laisse un contact (psychologues, infirmière de prévention) pour les semaines qui suivent, si on retourne dans l’école et on garde une vigilance sur des évènements qui apparaitraient un peu plus tard, comme un climat conflictuel chez les élèves.
-un aspect existentiel : la mort, et plus encore la mort d’enfants, touche à une dimension symbolique qui est commune à tous les individus. Cela signifie que, proches ou éloignés affectivement, en âge, dans les fonctions, tout le monde sera concerné, des AVS aux élèves, de l’IEN à la dame de la cantine, des parents aux enseignants. Les psychologues le seront également.
Prise en charge : Un évènement de cette sorte renvoie à notre fragilité humaine, à notre rapport à la mort, à nos croyances dans le domaine et aux expériences que nous en avons déjà eues. Il est possible que cet aspect ait des conséquences qui demanderont plutôt une maturation intérieure, avec une mise en mots un peu plus tard, lors d’échanges informels entre enseignants, de discussions à visée philosophique ou à partir d’albums pour les élèves. Cela rappelle l’importance de faire appel au raisonnement, à la réflexion, à l’intelligence de chacun, élèves ou adultes, en toutes circonstances, de ne pas s’en tenir aux émotions. Les lectures, la discussion seront aussi des médias pour l’intégration du trauma dans un paysage intérieur individuel et dans une histoire collective.
-un aspect déontologique : on pense peut-être moins à cet aspect, mais c’est lui qui est le plus présent dans les échanges et les préoccupations exprimées : « Comment puis-je faire mon travail ? » Chaque adulte a une fonction de service public, rattachée à la conscience professionnelle de devoir l’assurer et à un sentiment de compétence pour pouvoir le faire. Chez les enseignants, comme chez tous les adultes, il est indispensable de mettre en place des conditions qui aideront chacun de remplir sa mission. Parce que la fonction installe en effet dans une posture professionnelle : cette posture place suffisamment à distance de ses propres émotions pour que l’on soit en capacité d’entendre les émotions des autres et de répondre à leurs besoins divers, de gérer au mieux la situation en s’ajustant. La fonction est structurante, elle protège alors et rend disponible et efficace. Avoir réussi à l’habiter renforce sans doute un sentiment de compétence par l’impression d’avoir fait ce que l’on avait à faire, d’avoir fait son travail.
Prise en charge : pour les enseignants d’une équipe, sauf choc émotionnel récent et très fort, l’urgent ne porte sans doute pas sur l’écoute de leur propre tristesse, puisqu’ils manifestent généralement leur désir de la tenir à l’écart, de la réserver au champ personnel qu’ils gèreront ailleurs, pour pouvoir d’abord assurer leur fonction professionnelle auprès de leurs élèves. Ils disent alors avoir besoin de conseils « techniques » de communication en situation de détresse ou de choc, pour répondre de manière adéquate à des questions parfois déconcertantes.
-un aspect éthique : une situation de mise en proximité avec la mort met soudainement sous une lumière plus crue la relation qui nous unit aux autres, dans un groupe d’appartenance (une classe, une équipe d’école) ou dans une organisation professionnelle hiérarchisée ou à responsabilité (l’IEN vis-à-vis de l’équipe de suivi ou des enseignants, le directeur par rapport à l’équipe de l’école). Est-ce par empathie (on cherche à comprendre et ressentir ce que ressent l’autre pour pouvoir mieux se mettre à sa place et réagir de manière adaptée), voire par sympathie (les cordes sympathiques d’un violon entrent en vibration par simple résonance avec les autres cordes), que l’on cherche la bonne distance, que l’on prend telle ou telle décision ? Est-ce pour des principes moraux, relevant de l’éthique du care ou de l’éthique du soin qui feraient que l’on participerait tous à une recherche de mieux-être ou mieux-vivre, d’une attention aux besoins de l’autre ? On peut se dire qu’à l’échelle d’une classe ou d’une équipe on parlera plutôt d’empathie, avec la nécessité de la développer chez les élèves, comme une éducation. Et on peut se dire que dans le cadre de sa fonction professionnelle on passerait peut-être à une dimension d’éthique professionnelle du souci de l’autre, ou de l’attention à l’autre, avec l’objectif d’un mieux-être de toute la communauté, au bénéfice du service public.
Prise en charge : chacun a sa place et une responsabilité vis-à-vis d’un autre, à tous les niveaux de l’organisation : l’enseignant a le souci des élèves, le directeur le souci des enseignants, l’IEN le souci des directeurs et des enseignants, le directeur académique et ses adjoints le souci des IEN, des directeurs, des enseignants. Avoir le souci de l’autre est une disposition que l’on adopte vis-à vis de cet autre, et cette disposition décide alors d’une manière de juger et agir en portant attention aux personnes, en se préoccupant de leurs besoins.
Vers une éthique professionnelle collective
Pour gérer ce type de situations nous avons besoin de savoir-faire organisationnels et les partages d’expériences seront utiles. Chacun devra sans doute compter sur ses qualités personnelles comme l’empathie, vecteur de tact. Nous avons aussi à nous appuyer sur la dimension de la raison, qui peut certes être balayée un temps par les tempêtes émotionnelles, mais qui a toute sa place. Savoir-faire, qualités personnelles, expériences pensées et partagées, de quoi là encore nourrir la conscience et la culture d’une éthique professionnelle individuelle et collective, encore plus nécessaires lorsqu’il s’agit de faire face.