Entre plaisir imposé et plaisir interdit

Cet article a été publié en 2000 dans la revue de l’APEMU, association des professeurs d’éducation musicale.

C’est un article ancien, mais qui me plait toujours parce que j’y aborde une notion rarement abordée : le plaisir. Plaisir des élèves, souvent relié au plaisir d’enseigner, des enseignants. A ma connaissance, le terme n’est plus réapparu  dans les programmes, mais il y a été.

Plaisir : doux mot prometteur, délicieuse sensation de satisfaction, de bien-être… Rapprocher « Plaisir » et « Cours au collège » ? Cet hymen paraît improbable dans l’esprit de bien des élèves, même incongru ou dangereux dans celui d’enseignants, de parents ou de pédagogues. « Plaisir » et « Musique » renvoient, eux, à l’idylle d’un couple uni et sans histoires… Mais, qu’en est-il du duo « Plaisir » et « Cours de musique au collège » ?

Du mariage imposé…
« Une production sonore riche de diversités et propice au sentiment partagé de plaisir musical demeure l’objectif prioritaire de l’ensemble des activités». Cette phrase figure en bonne place dans les Programmes Officiels d’Education Musicale au collège.
L’élève « doit » trouver du plaisir ; un plaisir à l’impératif ? Soit…

…à une possible lune de miel.
C’est vrai que l’on en trouve après ce joyeux désordre parfois un peu provocateur. Chacun prend sa place, qui au clavier, qui à la flûte à bec, qui aux percussions. Le silence enfin ( ! ) revenu, je lance l’accompagnement d’un clic de souris. A grand renfort de cordes, (histoire d’impressionner…), s’élèvent les premiers accords. Et nous devenons pour quelques minutes orchestre sans public où chacun apporte sa pierre à l’édifice musical imparfait mais jubilatoire. Et si Jérémy n’a joué que la moitié du morceau, si Chloé a posé sa flûte d’un geste rageur au bout de trois notes, ce n’est pas bien grave, le concert a eu lieu.
Le plaisir semble aussi naître souvent chez ces grands garçons de 3ème qui « apprivoisent » leur voix d’homme en chantant. Je prends comme un cadeau leur unisson d’abord malhabile puis plus assuré : « We are the champions, no time for loosers cause we are the champions of the world ». Garçons et filles se cherchent, se rencontrent, leurs voix se mêlent, donnent vie à ce chant. Ils semblent tous oublier l’image de rebelle ou de « nul en musique » qu’ils se prêtent ou qu’on leur prête pour construire et profiter de ce moment de plaisir partagé.

Noces « barbares » ?
Mais… Mais il y a ces petites phrases, venues de grands noms de la pédagogie: « Course obsessionnelle à la jouissance », « niaiseries œdipiennes », « leurre d’épanouissement », leurs termes ne sont jamais trop durs pour fustiger ce que demandent pourtant les programmes officiels.

Alors une petite voix monte en moi : « N’ont-ils pas raison ces brillants esprits ? Qu’est-ce que tu cherches vraiment ? Ta petite mélodie qui irrigue les ondes (une aubaine pour toi, elle est simple à jouer), ne l’apportes-tu pas par facilité, pour éviter d’être le maître d’œuvre de ces exigences pédagogiques qui se transforment parfois en lutte de pouvoir ?
Et franchement, un cours qui rime avec plaisir, est-ce bien raisonnable ? Sois honnête, qui prend déjà le cours de musique au sérieux ? Ces parents et leurs souvenirs de dictées musicales inaccessibles et de « Tais-toi, tu chantes faux ! » ou qui, dans le meilleur des cas, te considèrent d’un œil sympathique comme une douce rêveuse, une gentille animatrice ? Les élèves qui bien souvent ont des idées de « récré » en venant dans ta salle ? Le brevet où ta note compte autant que trois grains de poussière ? Tout juste tes collègues qui semblent écouter avec intérêt le regard « différent » des profs de musique, d’arts plastiques, d’EPS en conseils de classe des premier et deuxième trimestre ; moins au troisième, on y parle orientation et là, c’est sérieux. Alors, baser le cours de musique sur le plaisir, n’est-ce pas le saborder ? »

Les voies du plaisir
Parvient-on à certain hédonisme toujours au détriment du sens de l’effort ? Les étapes préalables ne sont pourtant pas dénuées de contraintes pour les élèves. Ecouter ces musiques dont la nouveauté écorche parfois leurs oreilles, où l’absence de renfort rythmique et électrique crée une austérité qui les engourdit et les rebute de prime abord, chanter, être « acteur », mettre son corps en mouvement même si cela leur paraît agression, ressortir la flûte le soir, répéter les passages difficiles : le chemin n’est certes pas de croix mais la démarche est exigeante pour que l’inconnu, l’étranger devienne familier et que l’on aime à le retrouver. « Le plaisir, supposant toujours une chose qui résiste et qu’il faut surmonter. » disait Nietzsche : plaisir conquis que tous n’atteignent pas. Là s’impose leur liberté. Là s’arrête mon rôle.

Faut-il par contre renoncer à ce plaisir immédiat, spontané, celui que je devine lorsqu’ils écoutent ou interprètent une chanson qu’ils connaissent déjà, qu’ils aiment en dépit de tout critère esthétique de référence ? Faut-il répudier ces moments où les élèves semblent simplement contents d’être ensemble, de « faire » ensemble ? « Le plaisir, sensation d’un accroissement de puissance » disait encore Nietzsche : se sentir bien, réussir, n’est-ce pas en effet un bon moyen de prendre confiance en soi ? N’est-ce pas grandir mieux ?

Alors, malgré les « frilosités » adolescentes et les préjugés adultes, avec les programmes et mes convictions de professeur d’éducation musicale, sans rigidité excessive ni complaisance démagogique, je continuerai à chercher cet équilibre entre plaisir conquis et plaisir spontané, entre efforts exigeants et plaisir qui aide à grandir…