Le 24 novembre 2020 est parue cette tribune au « Monde » où je racontais comment selon moi les directeurs et directrices arrivent à mobiliser au quotidien l’équipe pédagogique des écoles sans avoir de statut hiérarchique.
S’il est une fonction de l’éducation nationale que l’on sent ces dernières années trépider dans ses fondations, c’est bien celle de la direction d’école. Des événements ont provoqué ces tremblements, et l’on pense bien sûr au drame du suicide de Christine Renon il y a un an, suicide qui a provoqué une prise de conscience des difficultés à exercer ce métier. Le rapport Rilhac puis des consultations s’en sont suivis, qui montrent que les directeurs et directrices d’école sont en demande de temps, de formation, d’échanges entre pairs. De premières attentes apparaissent dans une circulaire d’août 2020. Formations spécifiques, prime pérennisée, temps de décharge supplémentaire sont par ailleurs actuellement étudiés.
En novembre 2019, les réponses des quelque 30 000 directeurs d’école qui ont participé à la consultation menée par le ministère de l’éducation nationale ont montré qu’ils étaient 98 % à repousser la possibilité « d’un statut hiérarchique entre eux et les enseignants ». Les directeurs et directrices paraissent en effet avoir développé, sans besoin de statut hiérarchique, une forme d’autorité qui convient aux enseignants et ouvre au travail en collaboration, avec des modalités que l’on gagne à observer en profondeur pour s’en inspirer : ainsi comment sont-ils parvenus la même semaine, au retour des vacances de la Toussaint, à mettre simultanément en place avec les équipes un hommage national au professeur Samuel Paty, des temps de réflexion sur la laïcité, un protocole sanitaire renforcé et des conditions pour une sécurité maximale ?
Avant d’être inspectrice de l’éducation nationale, j’ai été professeure d’éducation musicale, et chef de chœur. La manière avec laquelle les directeurs et directrices dirigent leur école me rappelle beaucoup ce qui fait aussi l’autorité des chefs de chœur. Le directeur d’école est un chef de chœur.
Pair parmi les pairs
Dans un chœur, celui qui dirige est appelé « le chef » et considéré comme tel, sans qu’il soit pour autant dans une séparation ni une supériorité hiérarchique avec les chanteurs. Il ne devient pas chef par son statut, mais par sa fonction. Un directeur d’école n’est pas non plus le supérieur hiérarchique de ses collègues mais l’un d’entre eux.
Une des singularités de la fonction du chef de chœur vient du fait que le chef ne chante pas lui-même : il fait chanter, entre présence et retrait, cultivant le désir de tous d’être là. Imagine-t-on un chef de chœur obliger des choristes à chanter ? On devine que les voix seraient forcées, absentes à ce qu’elles chantent. Non, le chef de chœur utilise son autorité. Mais de quelle autorité parle-t-on alors ? De même racine latine qu’« augmenter » et « auteur », l’« autorité » établit une hiérarchie horizontale dans la mesure où un égal inspire le respect parce que sa force consiste à « augmenter » les possibilités de liberté des autres.
L’autorité implique une obéissance dans laquelle les hommes gardent leur liberté. Dans une école aussi, la contrainte ne mobilise, au mieux, qu’en surface, de manière éphémère et en laissant des traces d’amertume sur celui qui se serait senti tenu d’obtempérer.
Les directeurs et les directrices savent que c’est bien plus portés par la réflexion partagée que les enseignants vont s’investir dans leur métier et s’y sentir élevés, plus compétents. Que c’est lorsqu’on se demande collectivement et individuellement pourquoi on fait les choses, vers quoi on va, qu’on en ressort avec la certitude que l’objectif d’aider les élèves dans leurs spécificités est le bon.
Avec ou sans statut hiérarchique, les directeurs et directrices savent que ce qui vaut, c’est de mobiliser un collectif par la force de la raison, de la compréhension, de la conviction. Et que c’est de là qu’ils tiennent leur autorité auprès des enseignants.
Pour un chef de chœur, tout se joue dans la respiration. Avant d’entamer la première note, buste, bras, mains et doigts ouverts en signe d’accueil du groupe, il lance la première inspiration en respirant avec le chœur. Il veille ensuite à ce que les voix ne se fatiguent pas, que les choristes ne se retrouvent pas le souffle court. Beaucoup de directeurs et directrices sont en classe pour une partie de leur temps.
Ils sentent en tant qu’enseignants le moment où les apprentissages de leurs élèves sont empêchés et où ils ne retrouvent plus en eux-mêmes le souffle neuf qui leur permet d’essayer autrement, encore. Ils comprennent d’autant mieux lorsque cela arrive à leur collègue, et qu’il est temps de relancer tout le groupe pour l’amener à se ressourcer, en invitant des personnes extérieures. Ils apprennent à varier le tempo, à alléger les contraintes non nécessaires, à proposer des pauses où la convivialité redonnera de l’air à tous.
Ne demander l’impossible à personne
Un chœur mêle des voix plus ou moins maîtrisées, plus ou moins lumineuses, des chanteurs plus à l’aise dans le jazz ou le baroque. Dans leur position de retrait et d’observation, directeurs et directrices apprennent à écouter et connaître chaque enseignant, à savoir ce qu’il est possible de demander à l’un, à l’autre. Et ils apprennent à ne demander l’impossible à personne. Ils savent repérer les personnalités facilement intimidées, celles qui ont érodé temporairement ou durablement leur confiance en elles. Ils savent avec réalisme que la qualité de la polyphonie d’une équipe d’école va se nourrir de ces différences, de ces imperfections même. Et que chacun pourra apprendre des autres, se former et progresser ensemble.
Diriger un chœur, c’est donner une place à chacun, pour que l’on n’entende pas seulement le baryton tonitruant ou la soprano expérimentée. Mais c’est aussi permettre l’expression de l’un dans l’improvisation gospel, de tous dans les tutti. Pour un directeur, une directrice, animer une concertation, c’est donner la parole à chacun pour que chacun ait une place dans le collectif et une voix. Dans les mises en place, tout le monde sera tenu par la partition, à savoir les textes officiels, la règle, le droit. Et chacun aura tout de même à travailler l’interprétation de ces textes, pour lui-même dans sa classe, mais avec les autres dans un niveau, un cycle, pour éviter les dissonances.
Diriger un chœur s’apprend. Il faut savoir lire et entendre intérieurement une partition, intégrer des techniques de direction, communiquer avec le chœur avec ses mains, ses bras, son corps. Chercher toujours le geste juste. Diriger une école s’apprend également. Cela demande aussi d’acquérir des techniques, pour les tâches administratives, la gestion du temps ou de l’agressivité. Cela demande de savoir communiquer, clairement, simplement, avec toutes les personnes qui participeront à la vie de l’école. Avec la recherche sans fin de la parole juste.
Voilà qu’apparaît donc une forme de management bien adaptée à l’évolution de la société, à notre rapport à l’autorité : diriger une école fait vivre des hiérarchies horizontales, dans l’organisation verticale qu’est l’éducation nationale. Ces hiérarchies horizontales sont d’ailleurs de plus en plus présentes dans le premier degré, même entre personnes de statuts hiérarchiques différents, dans les circonscriptions lorsque les formations partent des besoins des enseignants, à l’échelle du département lorsque le directeur académique appelle des directeurs pour les soutenir et les remercier. Parce que l’on sait maintenant que la collaboration réelle, avec adhésion pleine et entière de tous, demande d’estomper le caractère asymétrique des relations dans une organisation hiérarchisée plus libre, pour fluidifier l’information, rendre la communication plus sincère, améliorer la pertinence des décisions. Avec ou sans statut hiérarchique.