Comment installer, dans un système hiérarchisé comme l’est l’éducation nationale, des modes de relation et de travail qui s’éloignent des formes traditionnellement vécues sur un principe de domination soumission ? C’est une question essentielle pour développer des collaborations. Après avoir présenté la double pensée nécessaire selon Pascal, rappelé comment Weber présente des formes de domination jugées comme légitimes, nous allons envisager avec Ricoeur, Legros, Arendt des visions différentes.
La philosophie nous apporte des alternatives à la corrélation entre le triptyque hiérarchisation-pouvoir-autorité avec la domination. Si Foucault a lui aussi relié pouvoir et domination, et domination à violence, Paul Ricoeur invite à les disjoindre. Il s’appuie en cela sur Hannah Arendt « lorsqu’elle fait naître le pouvoir du vivre-ensemble ». Ricoeur précise que la « grande fragilité » de ce vivre-ensemble fait que ce dernier « se laisse structurer par une relation de domination qui le recouvre, le masque et au besoin le pervertit (1). » Ricoeur engage, pour retrouver les racines réelles du « vouloir vivre-ensemble » (Arendt), à poser d’une autre manière le problème de l’autorité. « Ce n’est pas la domination qui fonde le pouvoir mais l’inverse. Il s’agit de retrouver la couche enfouie, en quelque sorte oubliée, du pouvoir, qu’on ne rattrape que par le biais d’une mythicisation d’évènements fondateurs qui dès lors font autorité. » Le vivre-ensemble ne serait alors que symbolisé, puisqu’il ne peut être « l’objet d’une connaissance immédiate » (Ricoeur, 2017). Il précise que ce sont les médiations du langage qui recueillent les « évènements fondateurs qui font autorité dans une communauté donnée ». Pour Paul Ricoeur, l’autorité trouve sa raison d’être dans « un encadrement de la communauté par des structures qui ont un projet de durée ». C’est ce qui pour lui permet de « tenir-ensemble » au-delà de l’instantané, et lorsque rien ne tient plus : « c’est ça l’autorité finalement : ce qui, venant du passé, a projet de durée ».
Nous voyons donc apparaître des formes d’autorité déliées de la soumission. A celle d’Hannah Arendt reliée au « vouloir vivre-ensemble », celle de Ricoeur « venant du passé, avec le projet de durée », on peut ajouter celle de Martin Legros, lorsqu’il écrit que « L’autorité est ce qui augmente un pouvoir en le reliant à une source plus haute (2) ». Reste à trouver dans ce cas quelle est la source plus haute, dans un système hiérarchisé. Dans « qu’est-ce que l’autorité ? », en 1958 Hannah Arendt a écrit « Là où la force est employée, l’autorité proprement dite a échoué. Là où on recourt à des arguments, l’autorité à échoué. » La source plus haute ne serait donc ni dans la force, ni dans les arguments pour convaincre. On peut se dire également, à la suite de René Girard, qu’elle n’est pas dans la vision étymologique de hiérarchie qui vient du grec hieros, sacré et de arkhê, pouvoir, commandement. Le sacré porterait en effet en lui les racines de la violence, avec le sacrifice du bouc-émissaire qui fera passer l’idole tantôt du côté de l’origine du mal, tantôt du côté du grand bien, comme l’écrivait René Girard : « Les hommes transfèrent sur le bouc émissaire la responsabilité entière du mal, après son sacrifice ils transfèrent sur lui la responsabilité du bien (3). » Sortir du sacré pour sortir d’un cercle autorité-violence inciterait une personne en position hiérarchique à reconnaître et tuer l’idole en soi lorsqu’elle émerge, sous la forme de la tentation d’être aimée, admirée, ou crainte. Cela lui demande aussi de cultiver le retrait et de prendre une place de média, de passeur dans l’institution, de devenir celui à travers qui les choses arrivent et non pas par qui les choses arrivent. Pour un subordonné, cela revient à tuer le désir d’idole en l’autre, dont on a vu avec René Girard qu’elle pouvait jouer le rôle utile d’exutoire pour une violence canalisée. Cela demande sans doute également de ne pas confondre l’instance qui incarne l’autorité avec un objet d’amour, de haine ou de peur conduit à l’obéissance, voire au désir d’être dominé, autrement dit à « la servitude volontaire devant le tyran » (La Boétie), expérience inscrite dans la condition humaine, notre condition d’enfants naissant dans la dépendance de nos parents. Emerge une nouvelle forme de relation où chacun deviendrait un Sujet, adulte, demandant donc une émancipation, forts du principe énoncé par La Boétie : « il ne faut pas faire doute que nous ne soyons naturellement libres ».
(1) Ricoeur, P. (2017). Philosophie, éthique et politique. Editions du Seuil.
(2) Legros, M. (2017). « Ce qui nous grandit », dossier « Qu’est-ce que l’autorité ? ». Philosophie magazine.
(3) Girard, R. (1972). La violence et le sacré. Grasset