On entre dans une nouvelle fonction avec des modèles et des contre-modèles. Delphine Fobert, cheffe d’établissement puis inspectrice, a été pour moi un de ces modèles lorsque j’ai dû habiter une fonction hiérarchique, neuve pour moi. Un modèle pour le travail mais un modèle de vie, elle qui disait : « Il y a pas deux individus chez moi, je ne cesse pas d’être cheffe d’orchestre lorsque que je pose la baguette, lorsque je ferme le collège. » Sa seule mauvaise idée a été de nous quitter bien trop tôt, mais jusque dans ses dernières semaines son travail l’a animée. Du parcours professionnel, elle disait : « Quand tu es arrivée sur le toit de ce que tu avais à faire, tu ne peux pas monter plus haut. Tu sens que tu dois faire autre chose, donner un autre filtre, une autre couleur, un ailleurs à ce que tu fais. » Et puis elle s’en est allée vers d’autres ailleurs, vers d’autres sommets.
Ce qui suit est extrait d’un entretien qu’elle m’avait accordé pour un mémoire de Master. Elle m’avait dit “Les idées appartiennent à ceux qui s’en emparent, ce sont eux qui leur donnent une âme.” Voici donc des idées de Delphine. Qu’elles continuent de vivre. Il était une voix…
Photographies : Christine Nison
« Je donnerai tout. »
Entretien avec Delphine Fobert
C : Quelle est la place de la philosophie dans ta vie et qu’est-ce que tu mets derrière « philosophie » ?
D : Les humanités dans lesquelles j’avais baigné, cette sagesse des grecs et des latins, c’était ma littérature, c’était mon aliment. Pourquoi avec autant d’insistance, depuis le début, je vais chercher dans les quartiers pauvres des petits qui n’ont pas accès à ça, en leur disant « mais si, mais regardez, ça va vous donner accès à tout » ? C’est parce que je crois que c’est ce qui m’est un peu arrivé. J’ai grandi à Lille Sud. Et les livres, et particulièrement les Anciens, m’avaient fait comprendre qu’où qu’on soit, on avait accès au plus beau, et on pouvait penser le plus haut, le plus loin. Ça doit être une façon d’appréhender la vie qui s’apparente à ce qu’on pourrait appeler « philosophie ».
C : Et est-ce que tu as un courant, un auteur qui comptent particulièrement ?
D : La philosophie a joué pour moi le même rôle que les hormones qu’on a dans le cerveau. Il y a eu la philosophie sérotonine, celle qui t’apaise, qui te dit « T’inquiète pas, c’est difficile, mais c’est en apprenant à mourir qu’on apprend à vivre, tu verras, le plus beau est à venir, passe l’obstacle, tu n’en savoureras que davantage ce qui arrive. ». Après, il y a des philosophies plus épicuriennes, qui sont un peu plus dopamine ou ocytocine, et qui te disent « Profite, goûte, regarde, sens ! » et aucune n’a jamais été exclusive de l’autre. Choisir un courant ? J’aurais l’impression de les trahir toutes. J’ai toujours besoin d’un champ de philosophies disponibles, dans lesquelles je puisse aller chercher ce dont j’ai besoin, à un moment ou à un autre. Je me suis beaucoup appuyée sur les stoïciens parce que c’est quand même bien pratique pour dépasser les coups durs. Ceux-là, ils ont peut-être été les plus consolateurs. Ce sont ceux qui m’ont accompagnée parce qu’encore une fois les grecs et les latins ne m’ont jamais quittée. Et puis après évidemment il y a eu Descartes, et puis après Descartes Spinoza, l’un ne prenant pas le pas sur l’autre. On peut être dans le doute, on peut être dans les angoisses existentielles et aller dans les Pensées de Pascal pour les interrogations sur l’infini et puis le jour d’après juste éclater de rire avec Spinoza, mettre le nez dans une jacinthe et sentir très fort que la vie est belle, voilà. Je dois avoir un rapport amoureux à la philosophie, comme à la littérature.
C : En tant que cheffe d’établissement, est-ce que tu penses que ta relation à la philosophie influe sur ta manière de penser ta mission ?
D : Oui. Parce que le « pourquoi » de ce que je fais dans mon rôle de direction, c’est d’aller chercher et de révéler le meilleur dans chacun, que ce soit l’élève, le professeur ou le personnel avec lequel je travaille. Et d’ailleurs chez moi en premier chef : aller chercher la meilleure version de moi-même pour être un peu digne de ce que j’attends et de ce que je demande, même de façon implicite, aux gens avec lesquels je travaille. Croire en eux et révéler ce qu’ils sont et ce qu’ils ont en eux.
Et c’est pour ça que je crois aussi à la nécessité de les frotter à des expériences nouvelles, et de les frotter les uns aux autres. Parce que c’est dans le rapport à l’altérité qu’on interroge le mieux le monde. Et ça c’est Levinas, c’est le regard de l’autre. Cette interrogation-là elle est profondément philosophique, et oui, elle sous-tend ma façon de faire les choses, elle sous-tend ma façon d’être avec les gens, elle sous-tend la façon que j’ai d’exercer la vision qui est la mienne.
C : Est-ce que tu penses que ta relation à la philosophie influe sur ta manière d’être en position d’autorité ou de subordonnée ?
Un personnel de direction tout seul ne dirige personne et ne dirige rien, donc ça nous ramène à l’autre. Et tu ne peux travailler avec l’autre que si l’autre ne te fait pas peur, et l’autre ne peut travailler avec toi que si tu ne lui fais pas peur non plus. Donc la relation de confiance est quelque chose d’absolument primordial pour moi dans une équipe. Je sais partager les missions qui m’incombent tout en gardant la responsabilité, par exemple pénale, juridique. C’est ce qui permet de donner la fameuse garantie, l’autorité. L’auctoritas latine, c’est celle qui permet de jouer le rôle du garde-fou, de pare-feu, de protection, qui fait que les gens avec qui tu travailles peuvent avoir confiance, et toi avoir suffisamment confiance en eux pour les missionner sur ce qui leur permettra de s’exprimer, d’exprimer un « je » dans une construction collective, donc une créativité qui forcément enrichit l’activisme collectif.
« Autorité », voilà, c’est le mot d’auctoritas latine. Je sais pas pourquoi ce mot m’a frappée quand je l’ai appris, je devais être en quatrième, c’est loin, mais je crois que c’est parce que ça a résonné. Je me suis dit « Oui oui, celui qui peut faire autorité, c’est celui en qui j’ai suffisamment confiance ». Et pour que je reconnaisse l’autorité, je crois que la personne qui l’incarne doit porter et apporter une dose de confiance, d’exemplarité, de sécurité aussi, qui va me permettre ça, d’oser pleinement, d’être dans l’audace du « je », d’être dans une forme de liberté qui n’est pas licence, et dans l’expression de soi. Oui, je pense que l’autorité permet la liberté et que ça, quand on l’a compris des deux côtés, c’est absolument génial, parce que c’est la condition d’une créativité en feux d’artifices. Il faut vraiment l’un et l’autre. Je suis parfaitement en cohérence, puisque quand je suis dans un rôle de subordonnée, j’attends ce que je donne moi quand je suis dans le rôle de l’autorité. Et je suis très contente quand je trouve des Dasen qui me renvoient ça.
C : Est-ce que tu penses que la philosophie t’a amenée à cultiver des vertus particulières chez toi ?
D : Oui, même peut-être à l’excès. Parce que quand même, ça peut être un peu spartiate le programme stoïcien quand on a 14 ans et qu’on se met à prendre les choses au pied de la lettre en se disant « Je serai Caton d’Utique ou … » ! Donc voilà, je suis passée par quelque chose d’un peu spartiate, courage, endurance, patience, travail, qui a trouvé de l’écho ensuite dans effort, générosité, bonté, mérite. Il faut faire attention parce que c’est là qu’après ça peut déraper sur « J’ai l’impression de pas faire bien, je ne mérite pas… », et quand on est jeune, on peut se faire un peu mal. D’où l’importance finalement de lire beaucoup parce que ça permet de tempérer les choses. Alors oui, la tempérance arrive et c’est ce qui restera je pense le plus. Mais restent que comptent le courage, la vertu au sens de la virtus, la force de caractère, la générosité qui est le fait d’une âme bien née, donc d’avoir bon cœur et donc de savoir donner. Mais il ne faut pas se laisser prendre au piège : on a le droit à l’erreur, donc quand on rate ce n’est pas qu’on n’est pas bon, comme on le croit parfois. Reste à être dans la patience et dans l’indulgence avec soi et avec l’autre pour pouvoir continuer d’avancer.
C : Est-ce que tu penses que ta relation à la philosophie influe sur ta manière de penser et d’analyser les situations ?
D : Je dirais que je la convoque plus volontiers dans les situations compliquées, complexes. C’est le trousseau dans lequel tu vas chercher le passe-partout au moment où tu as l’impression que plus aucune serrure ne répond. Parce qu’elle est peut-être de nature à déverrouiller le complexe. Tu vois, ce que je te disais, je ne veux pas me réclamer d’un philosophe ou d’une philosophie, c’est vraiment un bagage assez divers qui m’a nourrie et qui me nourrit encore, et dans lequel je vais pouvoir aller puiser des ressources quand la situation parait insoluble. C’est le petit bagage des pensées qui ne sont pas préconstruites justement. C’est comme un immense jeu de Lego de pensées. Et devant une situation inextricable, je vais chercher quelques Lego et je fabrique la pièce manquante.
C : Alors en quoi elle consisterait cette méthode pour penser et faire penser les autres, pour embarquer aussi ?
D : Ce serait pratique de pouvoir sortir un cogito ergo sum. Voilà, si je devais tenter un pastiche, je dirais « Philo ergo sumus » : j’aime ce que je fais, avec qui je travaille, ce pourquoi je le fais, donc nous sommes un collectif qui a une raison d’être. Cette ambition portée par un collectif que je ne connais pas mais à qui je dis « Faites-moi confiance, et je dois pouvoir vous faire confiance, et si on se fait confiance on ira loin je vous le promets. En tout cas, je donnerai tout. ».