L’écriture professionnelle (3/4) : la pratique du journal professionnel

Parce le métier d’inspectrice est noué de complexités qui se croisent et se superposent dans le temps, j’ai souvent besoin de remettre les mots en face des choses. Je perds alors le sentiment de désordre, d’égarement.

Pratique pour soi, pratique vers l’autre, tenir un journal professionnel est un fil de laine à plusieurs brins.

En solitaire
Dans un premier temps, j’écris en solitaire, dans des bouts de journaux datés qui sont devenus un journal professionnel. C’est souvent au début des vacances que j’en ressens le besoin et en trouve le moment, première semaine des petites vacances, hors vacances de printemps qui sont souvent comme du temps de travail, et premières semaines des grandes vacances, passées la fatigue et la saturation qui figent le corps et la réflexion. Voyager en train crée un moment privilégié pour écrire : dans une bulle, en suspension, les idées se détachent plus facilement de leur chemin d’habitude, pour venir se déposer sous mes doigts.
Je l’appelle journal professionnel mais j’y accueille ce qui vient. Et ce qui vient, c’est généralement d’abord l’écume ou le torrent de ressentis, la vague d’intuitions ou de pensées confuses. Pour calmer le tourbillon, souvent je me concentre sur la description. Cela ressemble à un exercice qui discipline la pensée. Je cherche à aller au plus près de la réalité, sans distance, comme si je prenais une loupe. Ce que je ressens, à quoi cela ressemble exactement ? Comment les faits se sont-ils enchainés ? Cette idée, comment je la formulerais ? Puis je construis un raisonnement, en veillant le plus possible à traquer les mots, expressions et idées valises, que l’on transporte ici, là, partout, sans plus savoir ce qu’il y a à l’intérieur. Décrire, puis déplier.

Adresser
Souvent ensuite, lorsque les choses s’organisent un peu, j’adresse à des personnes choisies, qui vont devenir des compagnons, ponctuels ou au long cours, sur la route de la réflexion et de l’action. Je compte sur eux pour qu’ils m’interrompent et me contredisent, m’évitent le risque de fondre dans l’illusion, ou de me confire dans la facilité. Pour qu’ils m’aident à apprendre plus vite ou aller plus loin.
Écrire sur l’écriture a une place particulière dans ce journal. Cela ressemble à un jeu de miroirs sans fin, un jeu de mise en abyme. Regarder l’écriture, et l’écriture sur l’écriture en train de se faire, j’ai l’impression que c’est une manière de se mettre plus à distance des choses, d’entrer plus profondément en moi, comme un exercice de concentration, pour mieux revenir à la réalité ensuite. Et c’est aussi agréable et enrichissant à écrire qu’à lire chez les autres, et cela devient enthousiasmant à découvrir chez des auteurs comme Ernaux, Murakami. Montero.

Mon journal professionnel d’inspectrice, qui a aujourd’hui six ans et fait plus de cent pages, est ensuite un réservoir dans lequel je peux puiser pour retrouver des traces du passé, revenir sur une idée, écrire un article, chercher des indices pour une recherche. C’est un ami vers qui je sais que je peux me tourner sans craintes, un témoin de mes errances qui me rappelle avec indulgence que ce n’était pas mieux avant et « qu’à la fin, ça va aller ».

L’écriture professionnelle (4/4) : adresser, ou les plumes de pensée