Cet article a été publié en 2007 dans la revue de l’APEMU, association des professeurs d’éducation musicale.
TGV Le Creusot-Paris Gare de Lyon. J’ai une heure et demi pour corriger quelques-unes de mes 200 copies du moment. Oui, parce que le prof de musique aussi doit corriger des copies. Et lorsqu’il a 500 élèves, ce qui est courant, et donc 500 copies à corriger qui s’ajoutent en fin de trimestre à disons 1000 notes et 500 appréciations à saisir, il n’est pas loin de songer sérieusement à sous-traiter… Bonjour rapide à mon voisin installé sur le siège en face, un minimum de civilité vaut même en cas de correction de copies, et je sors mon premier paquet de feuilles, un contrôle sur la noire et la blanche, destiné à vérifier si mes petits 6e ne vont pas me traîner des noires à deux temps jusqu’en 3e. A la vision des cerises perchées et de mon crayon rouge qui biffe les gâtées, l’œil et l’intérêt de mon voisin pour ma petite personne s’animent : « Ah, vous êtes musicienne ? » « Professeur d’éducation musicale en collège. » « Et moi ingénieur en informatique, actuellement en cours de reconversion… dans la musique. » Nous avons juste le temps d’échanger quelques informations sur nos situations professionnelles respectives, et de faire tourner vers nous le visage des passagers ravis que l’on rompe leur ennui, quand arrive le contrôleur. Il jette un œil sur mes copies et y va du refrain attendu : « Ah, vous êtes musicienne ? ». Alors je reprends, éducation musicale… collège… prof… Et l’autorité souriante de me déclarer soudain sa flamme… pour la musique, le jazz notamment, attirant cette fois l’attention du wagon entier qui plonge dans le silence. Même le petit gars qu’aucun jouet ne parvenait à faire parler discrètement est tendu vers notre conversation, les yeux grands ouverts et le pouce dans la bouche. « Puisque je vous ai, vous ne voudriez pas me conseiller un morceau ? » me demande la casquette fort sympathique. Voilà que quelques notes sur une copie me confèrent soudain le statut de critique musicale. Je réfléchis. Il y a bien ceci, découvert peu avant, et puis cela aussi. Dans le wagon, chacun cherche ce qu’il a écouté la veille, ou il y a quelques jours. Mon voisin l’ingénieur en reconversion est le plus rapide. Il prend la parole. Intarissable. Et visiblement beaucoup plus expert que moi. Puis une voix derrière nous y va de son dernier coup de cœur. Et puis une autre. Et le contrôleur de prendre les fusées en vol au dos d’un carnet professionnel. Ce jour-là il n’a pas dû contrôler bien plus de billets que je n’ai corrigé de copies…
Me retrouver à parler de mon métier compromet toujours sérieusement mes projets de corrections. Inutile cependant de rentrer dans les détails, la personne qui interroge est généralement déjà partie chez elle, tournée vers son propre vécu musical. Tout le monde a une histoire avec la musique, même si c’est parfois une histoire qui regrette de -ne pas- (avoir appris à jouer, ou à écouter aussi bien qu’on le voudrait). Gilles Deleuze avance : « Je crois aux rencontres. Et les rencontres ça ne se fait pas avec des gens, ça se fait avec des choses. Je rencontre un tableau, un air de musique, ça oui. (1) » Alors quand on parle ainsi ensemble, dans un wagon, c’est de nos rencontres solitaires et intimes avec la musique, avec des airs de musique dont on parle. Une manière de les prolonger jusqu’à celles de l’autre, et sinon de se rencontrer, au moins de se rapprocher un peu autour d’elles. Et là il n’est plus de professeur d’éducation musicale, de contrôleur et d’ingénieur. Juste des voyageurs, embarqués dans le même train.
(1) Deleuze G., Abécédaire, D comme désir.